« Jamais dans ma vie n’a brûlé aucun feu, salutaire ou destructeur. Elle n’a jamais ressemblé à une matinée que le soleil levant colore petit à petit, puis embrase, et qui enfin devient jour, comme chez les autres, pour flamboyer et répandre la chaleur, et où ensuite, tout bout, tout bouge dans un après-midi torride, pour s’adoucir de plus en plus, s’estomper et enfin s’éteindre progressivement, de manière naturelle, vers le soir. Ma vie à moi a commencé par s’éteindre, aussi étrange que cela puisse paraître. Depuis la première minute où j’ai eu conscience de moi-même, je me suis senti m’éteindre. »
Ivan Gontcharov – Oblomov
Oblomov s’ennuie. Il vient de passer la trentaine sans considérer son corps qui se gonfle de graisse, sans considérer le monde, ne voyant pratiquement personne. Mais qui est réellement cet homme frustré ? Et puis est-il vraiment frustré après tout ?
Nikita Mikhalkov, pour son quatrième film, adapte l’inconditionnel « Oblomov » d’Ivan Gontcharov. Composé de deux parties, « Quelques jours de la vie d’Oblomov » capte intensément la poésie de Gontcharov et enivre le spectateur dans un spectacle visuel majestueux. De l’amitié à la réflexion sur le monde, du radicalisme aux refrains mondains, les thèmes sont évoqués, creusés, détruits puis rapiécés. Mais un détail revient sans cesse, comme une romance entêtante dans l’esprit sombre d’Oblomov, sa mère. Un sujet que l’on trouve souvent et magnifiquement évoqué chez certains maîtres russes (« Le Miroir » de Tarkovski, ou encore « Mère et Fils » de Sokourov).
La première partie du film se déroule uniquement dans l’appartement sombre et poussiéreux d’un Oblomov antipathique et désintéressé par la vie en communauté, quoique par la vie debout également. C’est un fervent défenseur du mode de vie horizontal. Dans son immense robe de chambre, il dort, drapé sur son canapé, se lève parfois pour manger son repas ultra calorique servi par Zakhar, son majordome décrépit. Cloîtré dans son appartement pétersbourgeois, Oblomov reçoit peu, se referme sur lui-même et rêve de son enfance auprès de sa mère. Des flash-backs aussi présents que l’instant filmé, Oblomov vit bien la moitié de sa vie dans les songes. L’appartement s’agrandit par moments, et se rétracte sur le corps d’Oblomov à d’autres. Dans cette première demi-heure, on ne tisse aucun lien fort avec ce personnage qu’un rien agace et que tout repousse. Mais intervient son ami d’enfance, le beau Stoltz, au tempérament parfaitement contraire à celui de notre héros endormi. Grand, élancé, bien coiffé, musclé, sportif, charismatique, passionné par les voyages et la vie mondaine, Stoltz que rien n’arrête réussi à convaincre péniblement son gros ami de le suivre à quelques dîners pompeux. Et c’est au cours de l’un d’eux qu’il tombe fou amoureux d’Olga, grande amie de Stoltz. C’est pour Mikhalkov l’occasion d’entraîner enfin le spectateur dans les réflexions et les tréfonds d’un Oblomov partagé, en constant combat avec lui-même. Car si avec sa vie d’ermite, il a su, par ses escapades rêvées au royaume de l’amour matrimonial, mettre ces oppositions de côté, le voilà de nouveau sur les sentiers périlleux de la vie mondaine.
Commence alors la deuxième partie. Oblomov doute, chose qui ne lui était pas arrivée depuis des lustres. Quittant son appartement pour passer du temps aux côtés d’Olga à la campagne, le voilà entièrement transformé. Il lit, et suit le rythme d’Olga, devenue elle plus dure et autoritaire. Ne se décidant pas à faire le premier pas, il la regarde s’éloigner, et se regarde de nouveau. Le miroir Oblomov est revenu. Il doit rentrer. Préférant la voir dans les bras d’un autre, il cède le bonheur d’Olga au destin et à l’inconnu, sa misérable estime de soi le contraignant à rester dans l’ombre. Oblomov est seul. Mais Oblomov a toujours été seul, dans ses rêves et ses réflexions. Personne ne peut le comprendre si ce n’est son meilleur ami Stoltz, reflet parfait de la contradiction d’Oblomov.
« Quelques jours de la vie d’Oblomov » est très certainement l’un des grand chef d’œuvre russe. Plaçant la mère au centre des réflexions et des avancées, situant Oblomov comme personnage contradictoire et touchant plongé dans une nostalgie dont il ne pourra se sortir jusqu’à l’aube de ses derniers jours, Mikhalkov évoque la solitude préférant l’analyser que la juger. Grâce au secret d’une mise en scène forte et terriblement addictive, Mikhalkov dompte les souvenirs du héros comme ceux du spectateur, poétise la vie et le monde, laisse de côté les forts pour s’identifier aux faibles. Mais qu’Oblomov est grand dans sa fragilité, que le propos est intense dans son traitement, que l’œuvre est grandiose dans sa simplicité. Oblomov n’est finalement pas fait pour voir, mais pour s’épuiser dans les songes.
La suite de la critique sur le site du cinéma du ghetto : https://lecinemadughetto.wordpress.com/2016/04/27/quelques-jours-de-la-vie-doblomov-1979/