Il est 15h15 le 14 janvier 2017. Je m’installe confortablement dans le fauteuil d’un cinéma Art & Essai. Quelques minutes après, le film commence. Je n’en attends pas grand-chose : je ne connais pas le réalisateur (Juan Antonio Bayona) et ne sais pas quels sont les acteurs. Dès le générique, la couleur de Quelques minutes après minuit est annoncée par une animation somptueuse et poétique : des traits de crayons, d’abord noirs, emportent le spectateur dans un monde onirique, dessiné à l’aquarelle, qui s’étale sur le papier comme dans une coulée de larmes colorées. Quoi de mieux qu’une peinture à l’eau, comme une peinture à larmes, pour représenter un monde qui prend sa source dans un cauchemar douloureux où le jeune Conor perd sa mère malade ?
Chaque jour, Conor voit sa mère dépérir. Chaque jour, il souffre avec elle. Avec justesse, le réalisateur dépeint, en se faisant artiste comme Conor, l’angoisse invisible que peut éprouver un jeune face à la perspective de la disparition d’un parent. Dans le visage émacié et la chevelure malmenée de la mère de Conor, je reconnais ma propre mère telle qu’elle était quand j’étais moi-même trop vieux pour être un enfant et trop jeune pour être un homme. Chaque nuit, Conor fait le même cauchemar : la terre s’effondre dans le cimetière que l’on aperçoit depuis la fenêtre de sa chambre. Sa mère s’y engouffre dans le vide après qu’il ait lâché sa main, semblerait-il, à bout de force.
Une nuit, cependant, quelques minutes après minuit, à l’heure habituelle du cauchemar, un Monstre – l’arbre millénaire du cimetière – vient lui rendre visite. Il lui promet de revenir les trois prochaines nuits et de lui raconter, chaque fois, une histoire, une vérité (qui sera pour chacun l’occasion d’un nouveau voyage au cœur de très jolis dessins mouvants et contes d'autres temps). La quatrième nuit, à minuit sept, ce sera à Conor de raconter sa propre histoire, sa vérité. Conor est en colère : il ne connaît pas d’histoire, il veut juste rester près de sa mère. Il veut juste la sauver. Est-il le seul à y croire ?
Alors que la quatrième nuit approche, Conor ne saisit pas encore ce qu’il devra raconter au Monstre et l’état de sa mère se dégrade rapidement. Conor est encore en colère. Je reconnais cette colère. Je me souviens des cris, des larmes, des portes claquées. La même colère m’habitait quand j’avais l’âge de Conor et que mon minuit sept à moi approchait. Je sais que c’est la peur qui l’engendre, la peur de la perte. C’était en 2008. Aucun Monstre, à ce moment, ne m’avait poussé à raconter mon histoire, à dire ma vérité, si cruelle peut-elle avoir été ; et c’est bien plus tard seulement que je l’ai comprise. La colère, la peur et la vérité, Bayona les raconte ici avec intelligence ; on est très loin d’un conte pour enfant comme on pourrait le croire. Aujourd’hui, quelques années après mon minuit, je n’ai jamais dit ma vérité. Parce que ma mère a guéri, parce que le temps a coulé et que l’histoire continue. Aujourd’hui, peut-être qu’il n’est pas trop tard pour lui dire enfin, et après tout ce temps, « je ne veux pas que tu partes ».