En 1985, Akira Kurosawa est une légende vivante. Tout juste sorti d’une traversée du désert de dix ans qui aboutira au succès international du crépusculaire Kagemusha, sa carrière est de nouveau à son sommet. Ran, son film le plus cher, le plus fou, le plus spectaculaire, n’aurait à ce titre pas pu exister à un autre moment. La confiance alors accordée au maître japonais avec un tel budget, ajouté à son virage pictural vers la couleur opéré quinze ans (mais seulement trois films) auparavant, qui atteint ici son aboutissement, sont deux éléments définitoires de Ran, fresque en mouvement s’il en est : en noir-et-blanc, dix ans auparavant ou dix ans plus tard, cet ultime chef d’œuvre de Kurosawa n’aurait été que l’ombre de lui-même. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard que, quand on lui demanda au moment de sa sortie quel était son préféré parmi ses presque-trente films, pour la première fois Kurosawa ne répliqua pas « le prochain, peut-être ». Il répondit Ran.
C’est presque un genre en soi : celui des films où le rouge jaillit de l’image pour raconter sa propre histoire (La Liste de Schindler, Memories of Murder, American Beauty). Couleur du sang chez Kurosawa, elle occupe dans Ran une place de rupture : c’est son absence ou sa présence qui implique une réaction en chaîne au sens transcendant. Sans rouge, pas de sang ; sans sang, pas de violence ; sans violence, pas de conséquence ?
Récit d’un héritage, mise en scène de la tragédie humaine, sentiment d’apocalypse : dans cette réinterprétation nippone du Roi Lear de Shakespeare, Kurosawa met en opposition deux histoires – celle d’un père, fier de victoires et d’une vie glorieuse, qui passe son flambeau ; celle de ses trois fils, orgueilleux et avides, élevés dans l’opulence, qui vont s’entretuer pour le pouvoir et tout détruire dans leur sillage. Ran, derrière les grandes reconstitutions guerrières, fait la saga d’une impossibilité : la bonne morale sera toujours rattrapée par l’égoïsme des Hommes.
Ce sont des thèmes qui jalonnent la filmographie de Kurosawa – cette idée notamment que la folie d’un peut entraîner la fin de tous. La dimension que Kagemusha avait déjà initié, avec ses batailles gigantesques et la mort de milliers hors et dans le champ, s’accomplit totalement dans Ran : cette esthétique de l’Armageddon, subitement moins fantasmée, rappelle les plus grands monuments du Technicolor. C’est la Grande Histoire en marche, celle des visions d’ensemble, des batailles sans fin, images à jamais perdues dans les yeux des morts. De cette épique symphonie jaillit alors le drame humain : funèbre, cloîtré, dans l’intimité des puissants où les paroles font naître des guerres, où les regards changent la face du monde. Mais le sont-ils vraiment, puissants ? En isolant les châteaux, à la japonaise, au milieu d’immenses étendues inviolées ; en contrastant ces titanesques armées écarlates dans des décors verdoyants, presque primaires, où la Nature semble ne garder aucune trace des conflits ancestraux, Kurosawa tient un autre discours : celui d’un personnage imperceptible, puissant et démiurge, qui n’a lui aussi que faire des passions humaines. Les plus grands brasiers deviennent des étincelles, car au Royaume de Kurosawa un feu n’est jamais éternel.