Comme un magnifique édifice s’élevant au sommet d’une cité, Ran est un objet lumineux somptueux éclairant l’œuvre d’un immense cinéaste, qui a élevé l’art cinématographique au gré d’une carrière remarquable de dresseur de cathédrales visuelles. Foisonnante, bouillonnante, baroque, violente, picturale au possible, cette fresque de près de trois heures, intense et démesurée, dantesque, marquée de l’empreinte d’un géant est la quintessence d’un cinéma spectaculaire alliant le grand souffle épique et la parabole philosophique sur la cruauté du destin d’un homme au seuil de sa vie, que son passé rattrape.
Cette adaptation du Roi Lear de Shakespeare, la seconde pour Kurosawa, après le magnifique Le Château de L’Araignée, possède l’essence des grandes dramaturgies littéraires, la dimension pharaonique des grands films épiques, et la puissance évocatrice d’un opéra baroque magnifié par une imagerie raffinée et un sens inouï de la tragédie, tout ça mis à contribution pour nous offrir un grand morceau de bravoure cinématographique, de ces œuvres qui nous font aimer le 7ème art au-delà de ces artifices. L’une des dernières grandes œuvres majeures vues sur un écran de la part d’un réalisateur qui fait probablement partie d’une liste très réduite, allez ils se comptent peut-être sur les doigts d’une main ?... avec Eisenstein, Lean, Fellini peut-être, qui élevèrent le cinéma au rang d’art majeur.
Convoquant de nouveau Tatsuya Nakadai, six ans après Kagemusha, le maître fait du très charismatique acteur, l’incarnation de l’homme déchu, monarque démiurge au passé douteux qui voit s’écrouler son royaume, se déchirer et périr sa succession, et voir ressurgir le courroux de ses choix passés au moment où il pensait se trouver sur la voie de la rédemption. Incarnant incroyablement la folie d’un homme dont la douleur et la crispation font de lui une sorte de personnage lunaire que seul un fou parvient à comprendre et continue à suivre dans sa fuite en avant échappant à sa mégalomanie dévastatrice passée.
Rarement des batailles n’ont été aussi bien mises en image. Ce parti pris de filmer la mise à sac du château sans le son des armes, juste des images graves et la mise en abîme d’un chaos magnifique, car la guerre est une idiotie, et que ses effets dévastateurs ne sont qu’une peinture figée de la folie des hommes. Le choix des décors naturels somptueux, les costumes, l’art de filmer des déplacements de troupe, des combats d’une violence inouïe, sanglants voir gore, une mise en scène épique et grandiose, autant d’éléments qui donnent à ce film une dimension baroque. Où l’art de la guerre mis en image par un cinéaste dont l’idée dévastatrice de cette notion barbare confine une sorte de pessimisme désespérée alimentant une colère dépitée de la part du grand humaniste qu’il fût.
Quand au seuil de son existence, le roi fou voit s’écrouler son royaume, qu’il en voit ressurgir ce quelque chose de pourri, il jette un dernier regard aux chacals et aux corbeaux, les seuls qui festoieront sur les braises de ce charnier tragique, de cet œil avisé qui fut ce qu’il n’est plus, son destin, sa tragédie, sa rédemption.
Chantre de l’humanisme et de l’espoir en de meilleurs lendemains, le grand Akira Kurosawa nous offre une œuvre magnifique, profondément tragique et d’un pessimisme enragé, une dernière baffe dans la gueule à la connerie guerrière