Rashômon, réalisé en 1950 par Akira Kurosawa, est un de ces films auxquels on revient tout le temps dans l’histoire du cinéma. Un film matriciel à plus d’un titre, mais également pionnier du point de vue des récompenses : en 1951, il est le premier film asiatique à remporter le Lion d’Or à la Mostra de Venise. Rashômon est peut-être le symbole du triomphe du cinéma japonais à l’étranger. Pourtant, le projet faillit ne jamais voir le jour à cause de la censure due à l’occupation américaine du Japon, qui causa des difficultés à Kurosawa pour produire son film. Mais une fois sorti, il fut un immense succès dans son pays comme à l’internationale, remportant même, outre son Lion d’Or, l’Oscar du meilleur film étranger en 1952.
Car Rashômon porte la marque des grands films, qui tient à son caractère intemporel. L’histoire se déroule dans le Japon féodal, mais sa portée humaniste transcende évidemment l’époque, les costumes ou encore la ruralité des paysages. C’est un film qui parle de l’obsession humaine de la vérité, se heurtant sans cesse à la nécessaire relativité de nos perceptions du réel. À ce paradoxe s’ajoutent le besoin de justice, l’instabilité de la confiance et la tentation du mensonge. Comment juger des faits objectivement quand tout témoignage est par essence subjectif ? Comme trouver la vérité, si celle-ci ne peut échapper à la variation des points de vue ?
« Les mensonges, ça m’est égal, si l’histoire est palpitante ! »
Rashômon met le spectateur à la hauteur de ses personnages, en proie aux mêmes doutes, libre de tirer ses conclusions. Ce n’est pas pour rien que les juges ne sont jamais montrés lors du procès : les témoins s’expriment face à la caméra, c’est-à-dire face à nous, seuls juges de l’histoire. Par ailleurs, la caméra est souvent posée au sol, filmant les acteurs en contre-plongée ou à leur hauteur : jamais le spectateur n’aura l’impression de surplomber les scènes, signe du refus de Kurosawa de lui accorder quelque omniscience que ce soit. Le résultat n’en est que plus immersif et dérangeant, tant il nous est finalement impossible de condamner un personnage plutôt qu’un autre, alors même que l’enjeu est immense (le viol d’une femme et le meurtre de son mari). L’alternance des temporalités, entre les reconstitutions du crime, le récit du procès et le présent des trois paysans qui se remémorent l’ensemble, n’aide jamais vraiment à y voir plus clair, car la vérité de chaque séquence ne tient qu’à la confiance que l’on accorde à celui qui la narre. Et l’intelligence de Kurosawa est justement de trahir la confiance du spectateur en certains personnages, ou de le forcer à donner du crédit à d’autres qu’on aimerait détester. Pour ce faire, la caméra change parfois de point de vue au sein d’un même récit, déjà lui-même soumis au point de vue de son narrateur : dans un même flashback, par exemple, on passera d’une vue subjective lors d’un duel au sabre à une autre vue quasi-subjective, à hauteur de visage, lorsque la femme est forcée à embrasser le bandit. L’empathie du spectateur, menée à mal, est sans cesse divisée entre les protagonistes voire renversée d’une minute à l’autre. La dimension tragique de l’histoire n’en est que plus éclatante.
En effet, Rashômon ressemble à une grande tragédie grecque. L’espace matriciel du récit, cette clairière où a lieu le crime, est pareil à une scène de théâtre : les personnages entrent, sortent, s’adressent au public à travers la caméra, meurent en hors-champ, etc. Le tragique est renforcé par l’expressionnisme de certaines séquences, comme ce gros plan sur la femme se cachant le visage d’effroi, ou lorsque le paysan découvre le cadavre dont seuls les bras, crochus jusqu’au bout des doigts, poussent devant la caméra par le dessous. Le tableau est complété par la musique qui, à certains moments, mime intelligemment le Bolero de Ravel, comme pour souligner la répétitivité de l’histoire tout en insufflant une tension allant crescendo. Pour autant, Rashômon n’est pas totalement une tragédie grecque : il lui manque l’explosion, la conclusion grandiose, la catharsis finale. Au contraire, Kurosawa fait retomber la tension d’un seul coup, après avoir travaillé plus d’une heure à l’intensifier. Là encore, le son joue un rôle central : la musique, d’abord légère puis théâtrale, s’efface finalement pour laisser le dernier récit, supposé « le plus vrai », dans le silence et l’épure. Une fin déceptive, tant dans la forme que du point de vue de la narration, où rien n’est résolu, où la vérité est plus éclatée que jamais, mais où l’humanité l’emporte avec pudeur et poésie : dans la fragilité d’une promesse.
Ce qui reste, et qui n’aura jamais cessé durant toute la durée du métrage, c’est cette vitalité folle qui transparaît de toutes parts : la vitalité des acteurs et actrices par leur jeu, la vitalité des images par les mouvements de caméra et ses changements de points de vue, la vitalité des espaces investis par les personnages (tantôt calmement ensoleillés, tantôt bruyamment battus par la pluie), la vitalité de l’histoire par sa fluidité et ses enchâssements subtils. On dirait La Ronde d’Ophüls dans la campagne d’un Renoir, et le mélange est tout bonnement sublime.
Le film donnera son nom à un procédé narratif à part entière : « l’effet Rashômon », pour désigner ce type de structure narrative cyclique et ternaire. Une révolution dans le cinéma, qui donnera naissance à d’innombrables ersatz. Mais curieusement, un seul « remake » américain verra le jour : L’Outrage de Martin Ritt, en 1964, avec notamment Paul Newman. La marque des grands films, en plus d’être intemporels, intarissables et hermétiques aux revisionnages, c’est d’être trop parfaits pour être reproduits. Il n’y a qu’un Rashômon comme il n’y a qu’un Citizen Kane ; et pourtant il y a de ces films dans tous les autres.
[Article à retrouver sur Le Mag du ciné]