Toshiro, né à moitié fou.
"Les chants désespérés sont les chants les plus beaux."
Alfred de Musset.
On s'attaque à un monument lorsque l'on veut écrire sur Rashômon. C'est le film qui fait découvrir le cinéma japonais à l'Occident, par son Lion d'or à Venise. C'est aussi celui qui lance la renommée internationale de Kurosawa et qui inaugure le fameux "âge d'or" du cinéma classique japonais.
C'est surtout pour moi un des grands chefs d'oeuvre de la modernité cinématographique, au même titre que les Bergman (Monika), les Rosselini ou les Antonioni de la même époque ou des années suivantes. Rashômon, c’est avant tout une mise en scène sidérante de beauté plastique et un montage tout en maîtrise et en fluidité du rythme. Les séquences courues dans la forêt, au son d'une orientalisation du Boléro de Ravel, sont des merveilles. Les tâches de lumières et les morceaux d'ombres fouettent les visages en même temps que les branchages. On retrouvera cette maîtrise graphique dans les cavalcades effrénées du Château de l'araignée par exemple. A cette furie forestière répond l'angoisse élémentaire de la porte de Rashô (Rashô-mon en japonais) : trois hommes attendent que la nature ait fini de se déchaîner. Les quatre éléments sont réunis : l'eau avec la pluie, le feu que fait le passant, le vent qui incline l'averse, la terre, boueuse et détrempée. Devant cette réunion nos témoins assistent et déroulent le fil du récit, ahuris et misérables.
Il n'y a pas plus pessimiste que ce que nous dit le film, portrait amer et impitoyable de la lâcheté et de l'égoïsme humain. La raison pour laquelle les 5 premiers récits du crime sont tous faux - même celui du mort ! - est que chacun tente de préserver le peu d'honneur qui lui reste en se mettant en valeur : le bûcheron qui a volé fait croire qu'il a trouvé le corps et ne sait rien d'autre. Le bandit se vante d'avoir tué à l'issue d'un combat héroïque et noble alors que la vérité est moins flatteuse. La femme prétend avoir tué par dignité alors qu'elle est innocente, mais là encore la vérité n'épargne pas sa pureté. Le mort prétend au suicide à travers la bouche d'une médium. La justice est toujours muette, elle est un quatrième mur que regardent les personnages lors des fascinantes séquences de procès.
L'espace y est toujours segmenté en trois parties : le ciel, le mur, le sol. Deux plans se superposent, au premier celui qui parle, au second ceux qui écoutent. Cette géométrie singulière rappelle l’interchangeabilité des récits et ne nous dit rien de moins que "tous se valent, tous sont vrais, tous sont faux". Il est fascinant d'observer avec Kurosawa la force d'expressivité que captent ces gros plans sur les visages des hommes, où de jouer avec lui avec les échelles de plan, multiples et toujours avec une profondeur de champ remarquable.
Les acteurs sont prodigieux, incarnant chacun les différents versants de ces 6 récits contradictoires. Toshiro Mifune (et au passage je suis très fier de ma blague) est encore une fois remarquable. Son jeu outré
est tellement puissant que par moments on ne sait plus s'il joue la comédie, s'il joue mal ou s'il joue tout court, juste pour s'amuser. Son personnage de voleur hilare et tordu est mémorable. Mais plus intrigante est le personnage de la femme, que joue l'immense Machiko Kyo (Les Contes de la lune vague après la pluie, l'Impératrice Yang Kwei Fei). Car si les différents récits changent du tout la perspective sur la mort de son mari, il y a une constante : le viol. Pendant quelques temps, on se demande si le film est une attaque contre la misogynie de la société japonaise, où la femme n'est qu'un objet de soumission. Le viol est en effet presque une banalité qui la déshonore elle et son mari. Mais surtout, elle apparaît peu à peu en manipulatrice, en femme émancipée - mais diabolique, redoutable ambiguïté du film - bien contente de se débarrasser de son mari ou de se faire sauter par un bandit au final bien plus séduisant. Qu'on ne s'y trompe pas, le réalisateur n'entend pas faire comprendre que toutes les femmes sont perfides ou prennent leur pied quand on les viole, loin de là. Si l'on regarde le récit ultime du bûcheron, la femme est certes violée, mais elle voit dans ce viol l'opportunité d'échapper à un mariage raté et de trouver un homme certes imparfait (c'est le moins que l'on puisse dire), mais prêt à tout pour une femme - pour elle. La suite et le pathétique combat entre deux hommes lâches et veules ridiculise l'ensemble du trio, qui paie pour tous les autres. C'est une condition humaine que vise et dénonce Kurosawa dans sa réflexion complexe.
Lâches et menteurs sont donc les hommes et sur eux s'abat l'inclémence de la la nature et du temps. Seul âme vertueuse, le bonze, dont le visage muet nous dit des abîmes de méditation et de souffrance. La toute fin du film, qui laisse enfin éclater la vérité cynique et misérable de presque "non-événement", est l'occasion d'aller plus avant dans le pessimisme. Le passant dépouille un bébé et le bonze pense que le bûcheron veut lui voler l'enfant. Mais, ultime lueur d'espoir, l'orage cesse et le bûcheron se rachète. Pour quelques secondes, la foi en l'humanité est restaurée. Mais le cinéaste la perdra de nouveau quelques années plus tard, et cette fois pour de bon.