Avant de le voir, je m'attendais à un genre d'histoire policière, où on recoupe les témoignages divergents sur un même crime, pour enfin établir la vérité, un peu style Le Crime de l'Orient Express, si vous voulez. Eh beh ! En fait, ce film c'est tout autre chose. Il s'agit véritablement d'un conte philosophique, dans sa forme la plus pure.


Finalement, peu importe de savoir qui ment et qui dit la vérité. Cette question est un peu hors de propos, puisque chacun des quatre rapporteurs dit la vérité. Personne ne ment, et pourtant aucune histoire ne concorde. On peut supposer que l'histoire du bûcheron est celle qui se rapproche le plus de la "vérité"... et pourtant en écrivant ça je me dis déjà que j'ai tort puisque Kurosawa cherche précisément à nous démontrer que "la vérité" n'existe pas en tant que telle. Pendant le film, j'ai pensé à cet adage bien connu : "Si un arbre tombe au milieu de la forêt et qu'il n'y a personne pour l'entendre, est-ce qu'il fait du bruit ?". Eh bien c'est à peu de choses près la même question que se pose (et nous pose) Kurosawa. La vérité est relative à celui qui la perçoit, il n'existe pas d'absolu. Même si les versions sont contradictoires, il est complètement inepte de se demander ce qui s'est "vraiment" passé, on a vu ce qui s'est passé. Quatre fois. Et tout ce qu'on a vu s'est passé.
Ce qui intéressant, c'est le médium. La plupart du temps au cinéma, la caméra agit un peu comme cet observateur objectif et absolu, détenteur de LA vérité, celui qui peut justement entendre cet arbre tomber quand il n'y a personne. Ici la caméra est l'œil des personnages qui racontent l'histoire. On ne voit donc que ce qu'ils ont vu, de la manière dont ils l'ont vu. Et c'est ça qui est très important : la perception. Plus importante, et oserais-je dire plus vraie, que la vérité elle-même, c'est la manière dont elle est perçue. Au problème de la perception s'ajoute bien sûr celui de la mémoire. Tous les événements auxquels on assiste sont rapportés, et même doublement rapportés. On n'est pas le témoin direct de ce qui a eu lieu. La réalité, ou plus précisément notre vision de la réalité, est conditionnée par la manière dont elle est perçue, par l'image qu'on s'en fait, et par le souvenir qu'on en garde. Les exemples sont légion dans la vie de tous les jours, dans les média, la politique, et Kurosawa a choisi pour illustrer son propos sur le sujet une histoire des plus simples et des plus belles qui soient.


Trois personnages. Un triangle amoureux. Une chose immuable : la mort du samouraï. Et à travers les différentes versions rapportées, c'est toute la panoplie des émotions humaines qui est brassée. La folie de Tajomaru, son amour aveugle pour la femme, le mépris du samouraï, sa couardise, le courage de la femme, sa ruse, etc... Arrivé presque à la fin du film, on pourrait penser que Kurosawa a une vision très pessimiste de l'humanité, où "chacun ne voit que son propre intérêt". Heureusement la fin, très belle elle aussi, vient rassurer le bonze (et les spectateurs par la même occasion), sur le fait que le genre humain possède encore une bonté inébranlable.
Chaque récit des événements reflète la personnalité de celui qui le raconte, sans pour autant que cette personne mente. Tous les doutes, les différentes sensibilités des personnages se retrouvent dans la façon dont ils ont vécu les événements. Il me semble que c'est Lynch qui a dit (en parlant de Mulholland Drive) qu'il y a autant d'interprétations possibles que de spectateurs. Si c'est vrai pour le cinéma, ça l'est encore plus pour la réalité.
Et bien sûr, toutes ces émotions et ces situations sont portées par des acteurs formidables. Toshiro Mifune est terrifiant de folie, Masayuki Mori te perce l'âme d'un simple regard, et Machiko Kyo semble complètement habitée par son personnage. Et si le trait est parfois un peu forcé, ce n'est que pour accentuer la portée universelle de cette fable.


Pour raconter son histoire, Kurosawa a choisi de l'envelopper dans le plus beau des écrins possibles. Je pourrais parler des nombreux symboles, mais j'y connais pas grand chose, et certains l'ont déjà fait beaucoup mieux que moi. Ce que je peux dire, c'est que la mise en scène, la photographie, les cadrages, le montage sont tout simplement exemplaires. Le travail sur la lumière, les gros plans sur les visages, les décors ultra épurés, la musique envoûtante et mystérieuse... Tout cela contribue à créer cette atmosphère irréelle, hors du temps et pourtant universelle, qui te touche au plus profond de toi-même. Après avoir vu ce film, somme toute assez court, on en ressort comme on ressort d'un rêve, rempli d'images, de doutes, d'émotions diverses, de confusion aussi.


Et l'avantage sur un rêve, c'est qu'on peut y revenir.

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le 22 mars 2013

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YellowStone

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