Akira Kurosawa est un réalisateur monumental. Classique des classiques des réalisateurs japonais, pourtant adulé en même temps que des Ichikawa et des Mizoguchi plus revendicateurs, plus séducteurs de ces messieurs les français dopés à la Nouvelle Vague et à l'exclusion du spectateur au profit de la masturbation du cinéphile. C'était ma minute " Kurosawa sait offrir des films à ses spectateurs ", voilà. Mais le propos du film est éminemment cinématographique. C'est un film sur le point de vue.
Le promeneur, le bandit, la femme abusée, et l'âme du mort vont successivement témoigner de leur propre vérité quant à cette affaire d'un cadavre retrouvé au cœur de la forêt. Les enquêteurs se battent alors avec et contre les mots, tâchant de recouper les mots qui mentent, les mots qui se rejoignent, les mots qui tâchent d'être vrais, les mots qui sont cachés derrière la folie terriblement hilare du bandit ou la folie désespérée de la femme. Ce qui est frappant dans Rashōmon, c'est cette mise en scène de la folie. Que ce soit dans les scènes où on voit le bandit attaché par ses liens et surveillé de près quand il témoigne, ou où on le voit écumant, prêt à bondir, à dévorer son ennemi et à saliver sur la femme lors des scènes d'action qui ont raison de nous montrer au lieu de nous dire, l'acteur Toshirō Mifune incarne une bête humaine qui n'a pas attendu la société moderne ou la pression de je ne sais quelle politique pour être fou. S'il met en scène la folie rageuse, Kurosawa met aussi en scène la folie ravageuse, celle où une femme vêtue d'une robe blanche et d'un pâle teint noble, qui se perd dans un traquenard où elle n'aurait jamais imaginé pouvoir être, se retrouve impuissante et tiraillée entre deux choix impossibles à résoudre. Avant que son ravisseur ne tranche la tête de son mari, elle ne tranchera pas. L'affaissement jusqu'à chuter au sol, les battements des poings sur la Terre, les cris muets sur tout, Machi Kyō est terrifiante.
L'art de Rashōmon, au-delà de sa talentueuse subtilité de montrer l'inutilité de rechercher une vérité absolue, est d'utiliser ce propos pour nous offrir de vrais moments de cinéma. Chaque témoignage nous offre de nouveaux dialogues, de nouvelles émotions de la part des personnages, et de nouveaux combat. Et le film opère un équilibre parfait entre le scénario et la mise en scène, entre le fond et la forme, et utilisant pour chaque témoignage de nouvelles techniques, et de nouveaux exercices dans la forme, allant jusqu'au tour de force pour l'époque. Le chef-op, Kazuo Miyagawa, est le premier à oser filmer le soleil en face dans un des premiers plans. C'est déjà Waouh. Rashōmon éblouit.
Important moment de réflexion sur l'inutilité de la vérité. Moment intense de cinéma qui met en jeu la subjectivité de chacun de ses spectateurs.