Ratatouille
7.3
Ratatouille

Long-métrage d'animation de Brad Bird et Jan Pinkava (2007)

Pas facile de faire des reproches à un film que l'on aime, surtout quand il a convaincu des millions de gens. Avant d'aborder Ratatouille, souvenons-nous que le récent Vice-Versa posait malgré lui des questions sur la perpétuation d'un cliché : Joie est joyeuse donc svelte, élancée, Tristesse est triste donc boulotte, binoclarde et empotée. Si le choix est discutable, le résultat empêchait de réduire Vice-Versa à cette question trop restrictive. Après tout, une personne aussi agitée et optimiste que Joie donnerait des envies de meurtre dans la vraie vie, alors que Tristesse, source de gags fabuleux, s'avère attachante. A moins que l'on n'accroche pas au film, il est donc difficile de lui en tenir rigueur, le staff de Pixar ayant dû gamberger pour choisir, également, quelle émotion serait masculine et laquelle serait féminine.


Là aussi, il est sans doute nécessaire de voir Vice-Versa plusieurs fois (quatre en ce qui me concerne, ne me jugez pas) pour capter un principe narratif quasi invisible : si le nombre impair d'émotions mises en scène empêche toute parité, le sexe de chacune n'est pas distribué de façon identique entre tous les personnages. Pour trois filles et deux garçons dans la tête de l'héroïne, celles du papa sont intégralement masculines et celles de la mère 100% féminines. Manière de dire que la puberté, étape abordée dans une éventuelle suite, provoquera quelques métamorphoses ? A une époque où les films/séries/jeux sont scrutés dans tous les sens, par la critique officielle autant que par les gender studies, nul doute que ces choix ont dû animer pas mal de réunions en pré-prod...


Loin de ces problématiques, Ratatouille pose lui aussi la question du cliché, à un degré toujours minime mais bien réel. La traduction de l'anglais au français met déjà la puce à l'oreille lors de la première apparition publique du critique culinaire, Anton Ego. Suite à sa joute verbale avec le fils Linguini, l'amie et mentor de ce dernier met fin à la conférence de presse et quitte les lieux sur ces mots : "Sorry to be rude but...we're french !" ("Excusez notre impolitesse mais...nous sommes français !"). La frileuse version française élude complètement cette pique très orientée pour une répartie bien plus sage, histoire de ne pas s'aliéner les familles du pays de Paul Grimault, dont le plus grand nombre ira voir le film doublé. La vanne est aussi surprenante que son éviction était inévitable pour un film si ancré dans la culture française.


Car en bons artistes consciencieux, les créateurs ont passé plusieurs mois dans les rues parisiennes à photographier mille et un détails utiles, tout en écumant les restaurants gastronomiques locaux ! Un "sacrifice" ô combien utile vu la qualité du travail accompli, ce film d'animation magnifiant la capitale avec un sens du décorum qui enfonce cent fois la tête dans l'oreiller à la majorité de nos comédies locales, alors même que Ratatouille est souvent filmé à hauteur de caniveau. Pourquoi diable tirer quelques rires gentiment xénophobes au public US dans ces conditions ? De même, Pixar ne semble pas savoir quoi faire de ses personnages secondaires (humains) sitôt passée leur excellente présentation individuelle par Colette.


Si certains font de la figuration utile (rarement a-t-on vu un restaurant aussi vivant et crédible au cinéma), le Black se retrouve ainsi en train de murmurer "Mauvaise magie, mauvaise magie..." quand la situation devient incontrôlable en cuisines, gag limite douteux. Cliché ? Osons le dire même si c'est pénible à lire et à écrire, ce genre de remarque amenant vite à se méfier de tout, à ne plus rire de rien par peur d'offusquer, comme si les personnes moquées à l'écran n'avaient pas d'humour dans le monde réel. A la décharge de Pixar, la réplique anglophone citée plus haut aurait effectivement pu coûter cher au capital sympathie du film, l'un des plus beaux scores de la firme dans notre doux pays (chauvinisme, quand tu nous tiens !).


Car, comme dit plus haut, je fais partie des millions de gens qui ont vu et revu Ratatouille bien des fois depuis 2007. Un film enchanteur, maîtrisé alors qu'il fut récupéré en catastrophe par Brad Bird (crédité comme co-réalisateur avec feu Jan Pinkava, qui en rédigea l'idée originale en 2001 mais fut évincé du poste de metteur en scène). Conscient ou non de ces penchants caricaturaux, Ratatouille parvient à noyer le poisson de façon honnête, et ce par la seule grâce de sa ligne narrative. Car en dehors de Rémi, notre héros rongeur, strictement aucun personnage n'a droit à un background détaillé. Colette énumère bien le passif de chaque cuisiner pour les présenter au fils Linguini, mais il s'agit de légendes amusées (l'un serait capable de tuer avec son seul pouce !).


Non, c'est bien l'animal qui est au centre des attentions ici. Une bête répugnante, crasseuse, vectrice de maladie, connue pour avoir propagé la peste (ce dont s'amuse un excellent court en bonus DVD)... Bref, un nuisible : le rat. Géniale idée, en premier lieu, que de caractériser le héros par un détail d'ordre comportemental, Rémi refusant de marcher à quatre pattes par souci d'hygiène, évitant ainsi de manger avec les même membres qui lui auront servi à se déplacer. Le voilà donc bipède, la tête haute et la mine résignée, lui qui se passionne pour la nourriture et la gastronomie là où toute sa colonie, pater familial inclus, se régale d'ordures. Lieu de vie, compagnons, état d'esprit, début du voyage, évolution du personnage...


Seul le héros possède un background aussi complet dans Ratatouille, là où Les Indestructibles, précédent effort de Brad Bird, plaçait le héros et à sa nemesis à la même importance ; c'était d'ailleurs l'une des thématiques de l'œuvre, vengeance d'un fan envers son héros de jeunesse et idole publique. Parfaitement subjectif, Ratatouille va plus loin qu'une simple relation amicale entre l'homme et l'animal, entre le commis maladroit et le génie dans l'ombre : il va jusqu'à faire de son rongeur l'éminence grise du futur cuisinier, intellectuel agissant dans l'ombre doublé d'un marionnettiste une fois planqué sous la toge de Linguini. Incapables de dialoguer autrement que par les gestes et le regard, ces deux-là profitent d'une dialectique sublime, entamée dès ce passage où Linguini se révèle incapable de jeter au fleuve le petit héros prisonnier d'un bocal. Un simple champ-contrechamp en soi, mais d'une pertinence rare.


Eloge de la réussite par le travail et de l'accomplissement d'une passion, Ratatouille est l'héritier du Géant de fer dans ses paramètres de mise en scène, cette amitié naissante entre un jeune garçon et un robot immense fonctionnant grâce un incroyable travail sur les rapports d'échelle entre les protagonistes. Si l'enfant laisse place à un adulte devenu "géant" aux yeux de son comparse rampant, le récit majoritairement à huis clos de Ratatouille (cuisine, maison, égouts) inspire à Brad Bird une série d'acrobaties virtuoses. Parmi elles, un plan-séquence étourdissant où Rémi, tombé maladroitement par la fenêtre d'où il observait la cuisine, va découvrir les lieux en courant dans tous les sens pour éviter le danger. Quelques secondes d'ivresse visuelle dont on comprend qu'elle ait inspiré aux parcs Disney une récente attraction autour du film !


Comme par hasard, un tel plan-séquence sera déployé par Brad Bird avec une intelligence identique (= découverte par le personnage principal du lieu qu'il fantasmait) dans le récent À la poursuite de demain, quant à lui adapté d'une attraction déjà existante. En 1995, Toy Story, premier film d'animation entièrement en images de synthèse, marquait un bond en avant irréversible. Ce que l'on évoque moins, c'est qu'il lança de nouveaux défis : comment traduire la chaleur humaine, la douceur d'une texture, la tendresse d'un regard ou l'odeur, l'appétence déclenchée par un bon plat via la froideur inhérente à l'animation digitale ? Le talent se doit d'être égal aux moyens investis pour que les sensations passent de l'écran à la salle.


Sans aucun passéisme, on peut dire que les classiques 2D ne traversent pas les âges seulement grâce à la nostalgie ; voir la ressortie du Roi et l'oiseau ces dernières années, dont la force d'évocation reste intacte. Regarder un film en images de synthèse capter les odeurs, les saveurs, les couleurs de la nourriture, le soin apporté au dressage et au dosage avec un tel aplomb que Ratatouille est chose rare. Récit d'émancipation en même temps que travail de groupe (en coulisses, Linguini et Rémi ne sont rien l'un sans l'autre), ce Pixar là laisse toute la place à son héros marginal, à la fois incompris des siens, honni par les humains et ennemi du domaine où il veut exercer.


De quoi pardonner au film les clichés évoqués plus haut, à moins d'estimer juste que l'on retire toutes ses étoiles à un restaurant pour un deux plats mal cuits au sein d'une carte prestigieuse.

Fritz_the_Cat
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le 10 sept. 2015

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