Quentin Dupieux est de prime abord un musicos irrévérencieux incarné par un volatile jaune en peluche. La musique, qu’il compose sous le pseudonyme de Mr. Oizo, est bruyante, stupide, hirsute à l’image de sa pilosité.
Dans son cinéma, Dupieux aime les chiffres. Il démontre sans arrêt son amour pour le septième art, brise le Quatrième mur à loisir et s’amuse de la vie et de la mort à travers diverses expérimentations visuelles et sonores. Pourtant, la modernité l’effraie. Ses univers de fiction sont rétros, par moment un peu kitschs, et baignent dans un flou, un brouillard ambiant duquel on ne s’extirpe pas facilement.


Après Nonfilm, Steak, Rubber, Wrong et Wrong Cops, l’heure est à Réalité, vous l’aurez compris.


De nombreux critiques prétendent qu’avec Réalité le cinéma de Dupieux arrive à maturité. Je n’affirmerai ni n’infirmerai leurs mots ; l’art est subjectif et, à ce titre, peut être reçu d’autant de manières qu’il y a de spectateurs. Mais, à mon sens, la maturité ne peut être suivie que de la dégénérescence, du déclin. Or, j’ai envie de croire en Dupieux encore quelques années. Il n’a signé que six films, dont un moyen métrage. Les jeux ne sont pas encore faits. Le frenchy bidouilleur d’images et de sons a des idées à revendre. Des idées qui me plaisent et m’enchantent. Réalité est nourri de celles-ci.


Jason Tantra (Alain Chabat) est cameraman pour une émission de cuisine qui ne rencontre plus le succès auprès des spectateurs. Il rêve de réaliser son premier long métrage, un film d’horreur ultra-violent, dans lequel les téléviseurs du monde entier envoient des ondes très puissantes qui déciment toute l’humanité. Bob Marshall (Jonathan Lambert), un ignoble producteur qui vit reclus dans sa somptueuse villa Arts déco avec ses nombreux assistants, accepte de financer Waves (ainsi s’appelle le film de Tantra), à la condition qu’il enregistre le meilleur gémissement de douleur de l’histoire du cinéma et l’y incorpore en post-production. La souffrance le fascine. La malheur des autres semble l’enchanter. Marshall apparaît comme un personnage arrogant et capricieux, a contrario de Tantra qui, lui, semble perdu dans un mauvais rêve, un rêve de cinéma. Le duo fonctionne.
Une ribambelle de protagonistes improbables vont croiser la route de monsieur Tantra. Aussi sera-il surpris de rencontrer les patients de sa femme, Alice (Élodie Bouchez), onirologue et psychanalyste, ses collègues de travail ainsi qu’une étrange petite fille nommée Reality, qui tissera le lien entre le rêve et la réalité, le cinéma et le vrai monde de la réalité véritable.


Jongler entre rêve et réalité, cinéma et vraie vie, tel était déjà le parti pris de Rubber, sorti en 2010. Quentin Dupieux radote-t-il ? Définitivement non. Dupieux est un auteur. Par conséquent, il est normal de le voir arborer inlassablement des thèmes et des gimmicks visuels qui définissent son style : à la fois drôle et énigmatique, décalé et surréaliste. Il a cette capacité extraordinaire de tordre son univers pour y déployer ses histoires. Il n’en change pas, il ne fait que l’adapter (d’où la flopée d’auto-références qu’il y dissimule).


L’idée de mettre en scène des personnages prisonniers de leurs rêves, si tant est que nous l’ayons déjà vue, ne doit pas rebuter. Elle est ici traitée avec une certaine dérision, un humour subtil et sublimée par un traitement de l’image léger, qui va piocher dans des nuances très claires, couleur de sable et de cendre. Une réalisation sobre, donc, épurée, sertie des amusements habituels de Dupieux : le jeu sur le point, le plan fixe, la faible profondeur de champ, le zoom ou encore le raccord dans l’axe.


Il est plaisant de voir en images, après 14 ans de cinéma, la fougue de Quentin Dupieux renouvelée, dans son expression la plus absolue. Il est un pari fou lorsqu’on est réalisateur : celui de troubler, d’émouvoir le spectateur. Si pour l’émotion Réalité repassera, force est d’admettre que la confusion s’emparera facilement des esprits à son visionnage. L’objet a été conçu dans le seul but d’égarer. Il est un casse-tête chinois sans solution. « Ne cherchez pas, il n’y a rien à comprendre », clame la critique. Personnellement, je vous dirais que c’est l’action de lui chercher un sens qui lui confère tout son intérêt. Dupieux joue avec le principe de suspension consentie de l’incrédulité du spectateur, tout du long de ses 1 h 27. Il se moque de lui avec gentillesse, l’emmenant vers des réalités de plus en plus folles, avouant que ses personnages se trouvent dans un film ; le spectateur en a, de toute façon, parfaitement conscience, alors autant ne pas lui mentir et s’en amuser. Les situations s’enchaînent, tournoient en une spirale ubuesque et d’une naïveté touchante. Une spirale à la Quentin Dupieux.


Mais dans son œuvre, Dupieux référence beaucoup d’autres cinéastes : Cronenberg, Lynch ou encore Kubrick. Son cinéma est imprégné de leur essence, que ce soit à travers de discrets clins d’œil, d’hommages ou de citations directes. Réalité c’est l’histoire du petit Français qui rêve d’égaler un jour les cinéastes américains. Ou, du moins, de marcher sur leurs traces. Ce n’est pas le hasard qui a choisi Jason Tantra pour incarner cette histoire, c’est Quentin Dupieux, parti vivre à Los Angeles comme son personnage pour y réaliser ses films. Toutefois, Mr. Oizo semble à présent s’y ennuyer. Je dis bien Mr. Oizo et non Quentin Dupieux.


Marshall confie à Tantra la tâche ardue de cueillir la perfection dans l’arbre sans utiliser d’échelle (puisque le producteur ne l’aide aucunement dans ses recherches). La perfection d’un cri : la perfection d’un cinéma. Cette simple phrase pourrait résumer ce qu’est Réalité. Mais parallèlement, elle exprime une idée dont chacun à conscience : le paradoxe de la perfection c’est qu’on ne l’atteint jamais. Pourtant, presque tous les ingrédients sont réunis pour que le plat soit parfait : une intrigue qui tient en haleine, une très bonne direction d’acteur et une photographie millimétrée. Mais alors, que lui manque-t-il ? La réponse est très simple : l’assaisonnement.
Bon. Arrêtons les métaphores. Ce qui, selon moi, prive Réalité de cette perfection c’est l’absence de Mr Oizo aux commandes de la bande originale. Dupieux et Oizo, en plus d’être une seule et même personne, c’est aussi une alchimie. Les séparer est un crime. Les dissocier, une hérésie. Dans Réalité, c’est Phillip Glass avec Music With Changing Parts qui rythme l’action. Une seule et même musique pour tout un film, croyez-le ou non. Phillip Glass a beau demeurer parmi les plus grands compositeurs de musique contemporaine minimaliste, jamais il ne remplacera dans mon cœur ce bon vieux volatile jaune en peluche avec lequel je souhaiterais jouer des heures, parfois, comme un enfant. Un petit enfant rêveur. Mais rêvant au cinéma.


En conclusion, je n’aurai que très peu à vous dire : s’il est un film à voir en ce moment au cinéma, il s’agit sans conteste de Réalité. Son originalité, sa folie, vous détourneront un instant des marais nauséabonds dans lesquels s’embourbent la plupart des productions audiovisuelles françaises ces dernières années. Vous y contemplerez l’improbable, l’absurde, ce qui ne peut arriver qu’au cinéma : l’Art dans toute son expression. Dupieux est de ces cinéastes qui considèrent la réalité comme un rêve. Peut-être ont-ils raison. À méditer.

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le 23 févr. 2015

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AnarchikHead

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