[ Attention zone de spoil ]
Il s’avère compliqué d’établir une critique sur un film tel que Réalité où l’absence de sens est l'un des moteurs principaux de l’intrigue. De plus, pour réellement apprécier l’œuvre de Quentin Dupieux, il faut acquérir une ouverture d’esprit assez large sur l’univers de la comédie mais aussi une vision profondément subjective. Que l’on adhére ou non à l’humour et l’ambiance de ses films – et surtout de Réalité –, ils ne nous laissent rarement de marbre tellement nous nous interrogeons sur le message que véhicule l’œuvre. Mais cette interrogation est néfaste car ses films s’élèvent au dessus de l’intellectualisation. Le spectateur aguerri cherchant par tous les moyens à analyser le fond de chacune des séquences gaspillera son temps et finira probablement en hôpital psychiatrique.
Cependant, c’est en proposant ce nouveau film que Quentin Dupieux atteint le sommet de son art. Ses anciennes oeuvres étaient souvent critiquées comme étant peu accessibles en raison de l’humour et l’intrigue décalée anti grand-public qui semblait un peu (voir très peu) commencer à s’atténuer avec la sortie de Wrong Cops. Mais avec Réalité, Quentin Dupieux réalise un film beaucoup plus abordable par son sujet tout en restant fidèle à son humour potache, parfois léger et souvent dérangeant.
Il est préférable d’attaquer Réalité après s’être intéressé à l’ensemble de son oeuvre tant les références et les clins d’oeil sont nombreux. En effet, le film que propose Jason incarné par Alain Chabat à son producteur, où des téléviseurs tueraient la population grâce à des ondes, est très inspiré de son propre film Rubber mais aussi par extension à Poltergeist (1982) de Hooper. Le producteur réplique à cette proposition par la question « mais comment filmer des ondes qui sont normalement invisibles ? ». Cette réponse pose la problématique du film : comment montrer ce qui est intangible et profondément inconscient ? Cette œuvre qui est très hermétique par son univers tente cependant de répondre à cette question en nous guidant sans cesse à travers des rêves sans nous donner au préalable la moindre idée d’où nous mettons les pieds (ce qui est généralement le cas lorsqu'on dort). Mais il va même plus loin, il empile de manière circulaire des rêves qui s’insèrent les uns dans les autres au point de ne plus savoir ce qui est réel et ce qui ne l’est pas (ou plus). C’est sur ce principe que repose toute l’idée créative de Dupieux, en nous troublant et en nous baladant entre l’illusion et la vérité.
En se réveillant, on ne sait jamais ou rarement quoi penser de notre rêve que l’on a pour autant envie de faire partager. Ce film répond à ce questionnement en nous disant qu’il faut arrêter de vouloir tout interpréter et qu’il est toujours plus appréciable de se laisser complètement aller à l’imagination. Cette organisation en « tiroirs » où des rêves s’ouvrent, se mélangent et se referment pour se rouvrir, renforce ce sentiment que rêve et réalité se reflètent. L’œuvre de Dupieux se révèle être un savon mousseux ou des bulles se collent, se chevauchent, s’envolent sans destination pour ensuite éclater tantôt lentement, tantôt rapidement et tantôt pas vraiment. Nous pouvons penser que le film s’égare dans cet engrenage continuel mais nous sommes toujours dirigés vers de multiples bouleversements, rebondissements et dénouements qui rétablisse une certaine structure scénaristique. C’est là que réside le coup magistral de Dupieux qui est de manipuler nos troubles et nos émotions au travers d’innombrables interprétations sans jamais perdre le contrôle de son film et sans vraiment vouloir donner de réponse.
Esthétiquement, la dominance chromatique beige et grisâtre appuie cette sensation de l’illusion et ajoute à ses personnages une apparence fantomatique dont les caractères créent une atmosphère de névrose teintée d’un mystère lynchien. Cette atmosphère est aussi très marquée par l’unique morceau de Philip Glass qui constitue l’intégralité de la bande originale et qui revient de manière périodique pour approfondir le mystère et le suspens. L’obsession que Dupieux a de la mise en abyme et des animaux morts donne aussi un aspect cocasse mêlé d’une oppression fascinante. Cet ensemble dépeint un fond mélancolique à cette comédie pourtant simple mais énigmatique.
Nous pouvons dire que Dupieux invente un nouveau genre de comédie surnaturel grâce à son no reason qu’il a appris à employer avec justesse et impertinence pour un film qui nous oblige à accepter de ne rien comprendre et lâcher prise. Le style de Dupieux est très similaire au courant dadaïste, il s'interesse bien plus à montrer autre chose qu'au message à transmettre. Les habitués seront charmés, les curieux peut être moins.