Alfred Hitchcock (1899 – 1980), cinéaste connu et reconnu, prit un tournant dans sa carrière avec le film Rebecca en 1940. Tournant important car c'est là sa première œuvre américaine, produite par David O. Selznick. Le film est adapté du roman éponyme de Daphné du Maurier paru en 1938. A l'origine, Alfred Hitchcock voulait acheter les droits du livre pendant le tournage de son film Une femme disparaît (The lady vanishes, 1938), mais les droits furent trop chers, et allèrent à Selznick. Néanmoins, Selznick le choisit pour la réalisation. Hitchcock partit donc aux Etats-Unis pour tourner Rebecca. Bien qu'américain et tourné dans les studios de Selznick International, ce film possède pourtant un fort ADN britannique. Outre la nationalité du réalisateur, les acteurs principaux sont anglais (Laurence Olivier, Joan Fontaine), tout comme l'histoire et le lieu de la diégèse. Malgré toutes ses résurgences, Rebecca permet-il au style d'Hitchcock une traversée sans encombre de l'Atlantique ?
Dans ses célèbres entretiens avec François Truffaut, Alfred Hitchcock confie à propos de Rebecca que « ce n'est pas un film d'Hitchcock ». Par ses dires, il explicite sûrement la grande influence qu'eût le producteur Selznick sur ce film, souvent présent sur le plateau de tournage pour approuver certains choix de son réalisateur. Comme fréquemment dans ses interviews, le maître du suspense est sévère avec ses œuvres et on peut pourtant percevoir dans Rebecca des traces de sa mise en scène. En observant deux des dernières œuvres du réalisateur avant sa conquête de l'Ouest, à savoir Jeune et innocent (Young and innocent, 1937) et L'Auberge de la Jamaïque (Jamaica Inn, 1939), de très nombreuses filiations avec Rebecca sont perceptibles.
Le sens du détail cher à Hitchcock est bel et bien reconnaissable dans ces trois œuvres. Dans les échelles de plan d'abord, avec de nombreux inserts forts en symbolique comme celui sur le couteau dans L'Auberge de la Jamaïque, ou ceux sur les objets marqués des initiales de Rebecca de Winter. Ces derniers ont en effet pour but de rappeler la présence de l'ancienne femme de Max de Winter à sa nouvelle épouse. Les inserts dans ces films servent aussi la narration, lorsque les personnages lisent ou reçoivent des lettres. Ainsi, au lieu d'informer du contenu des missives par une lecture orale ou un dialogue factice, Hitchcock préfère passer à une vue subjective afin de faire participer le spectateur à l'action. On note ce genre de procédé dans les films précédemment cités.
Dans son écriture narrative ensuite, les détails sont aussi importants avec les utilisations subtiles de set-up pay-off. Par exemple, les aptitudes en secourisme du personnage féminin principal de Jeune et innocent nous sont illustrées au début de manière anodine, afin de justifier narrativement son intervention auprès de l'assassin de l'histoire qui a un malaise en fin de récit. On retrouve la même utilisation de ce dispositif dans Rebecca, lorsque le spectateur assiste à la maladresse de l'héroïne dans le restaurant à Monte-Carlo, où celle-ci renverse un pot de fleur posé sur sa table. Le public assimile ce trait de personnalité, et n'est donc pas surpris lorsqu'elle casse la statuette sur son bureau dans la demeure de Manderley.
En revanche à Manderley, Hitchcock perd son humour. Selznick prônant une fidélité jusqu'au-boutiste, refuse de nombreuses modifications que voulait effectuer Hitchcock, notamment sur la caractérisation des protagonistes. Monsieur de Winter aurait par exemple ressemblé davantage à un goujat. On imagine qu'Hitchcock se serait servi de ce trait de caractère pour y incorporer des zestes d'humour. Prenons Jeune et innocent. Le héros repéré par deux policiers, s'enfuit d'une grange, s'enclenche une scène classique de course-poursuite quand soudain les deux gardiens de la paix voulant sortir en même temps par la porte, se retrouvent bloqués. On assiste alors à un moment de pur burlesque, permettant de dédramatiser la situation. De même que dans L'Auberge de la Jamaïque, la comédie est présente par le biais des dialogues à double sens prononcés par le personnage principal interprété par Charles Laughton. Effectivement, le personnage de Sir Humphrey Pengallan (Charles Laughton) est celui qui caché dans l'ombre, tire les ficelles d'un repère de malfrats. Seul le spectateur connaît son identité, créant une connivence entre lui et le protagoniste, où il sera le seul à comprendre la polysémie des actes et paroles de Pengallan.
Mais dans Rebecca, point question de dédramatiser le récit. Selznick veut que celui-ci soit fort en émotion avec une caractérisation psychologique des personnages concrète. Il reproche d'ailleurs à son réalisateur de privilégier une personnalisation simple des protagonistes au profit d'un langage purement visuel.
A ce propos, on note deux corrélations. La première, qu'il y a plus de dialogues dans Rebecca, comparativement aux œuvres précédentes de Hitchcock. Preuve de la volonté du producteur de mettre en avant le langage oral. Selznick et son réalisateur eurent de nombreux conflits à ce sujet. La seconde, le ressenti d'une évolution dans son montage. En effet, celui-ci est plus fluide. Dans Jeune et innocent, le montage est plus visible, comme au début du film avec ce gros plan aérien sur les oiseaux qui intervient brusquement dans un plan illustrant les deux femmes découvrant un cadavre. De même que les changements et raccords dans l'axe peuvent paraître assez brutaux. Hitchcock emploie par moment un montage cut ainsi que des fondus enchaînés qui dynamisent la narration en incorporant de l'implicite entre les séquences (scène où l'héroïne menace le héros de faire demi-tour en voiture pour le ramener à la police. Un léger fondu enchaîné les montre continuant leur route. Sans dialogue, Hitchcock illustre qu'elle a renoncé à faire machine arrière). Ce type de montage peut paraître déconcertant pour un public non-averti. Dans L'Auberge de la Jamaïque, on note un montage moins brutal, plus fluide, même si certaines fulgurances sont encore présentes. On peut imaginer qu'il décida de rendre son découpage plus coulant sur cette œuvre, afin de se préparer à certains canons esthétiques qui l'attendaient sur son premier métrage états-uniens. Ainsi, dans Rebecca, le montage à l'intérieur des séquences est quasiment invisible et les raccords dans l'axe se font moins sentir. On compte même la présence de fondu en noir, marquant une pause nette entre les séquences.
Bien qu'on semble analyser un adoucissement de son style, Hitchcock reste un réalisateur démiurgique, y compris sur Rebecca, où certains plans portent clairement sa signature. Dans ses œuvres précédentes, on peut citer le travelling latéral de L'Auberge de la Jamaïque, traçant un lien (visuel) entre un bandit et son patron, le Sir Humphrey Pengallan. Tandis que dans Jeune et innocent, nous assistons à un tour de force jouant sur les échelles de grandeur, avec ce plan séquence où le cadre démarre dans un immense hall d'hôtel pour finir sa course en gros plan sur les yeux d'un individu, qui n'est autre que l'assassin que nos héros recherchent. Revenons à Rebecca, avec la scène de l'aveu de Max de Winter, à propos de la mort de son ancienne femme. Dans celle-ci, un panoramique cadre le lieu de la dispute antérieure, et se meut en fonction du récit de de Winter – se trouvant hors-champ – laissant le public se représenter mentalement l'altercation des personnages. Cette brillante idée visuelle, rejoint celle de la première scène de dîner à Manderley. Pour montrer le malaise de l'héroïne, un travelling arrière commence en gros plan sur la serviette – estampillée des initiales de Rebecca – posée sur les genoux de la nouvelle Madame de Winter, pour s'éloigner jusqu'au fond de l'immense salle à manger, dépeignant ainsi sa solitude (ce plan peut aussi renvoyer à celui final de Jeune et innocent, à la différence qu'Hitchcock va d’abord du plus près pour aller au plus loin). A l'origine, c'était une scène dialoguée qui n'a pas fonctionné sur le tournage. Selznick réécrit un nouveau dialogue sur le plateau. Mais Hitchcock n'étant toujours pas satisfait du résultat, proposa la version définitive. Ainsi, le langage visuel du réalisateur se dégage par moment de la logorrhée du producteur américain.
Enfin, un autre lien semble raccorder Rebecca et ces deux films anglais cités, celui du conte et du merveilleux. Lorsque sort Jeune et innocent, une coïncidence veut que cette même année (1937), apparaisse le premier film des studios Walt Disney, à savoir Blanche-Neige et les sept nains (Snow White and the seven dwarfs) réalisé par David Hand. Au premier abord, les rapports entre ces deux films peuvent sembler inexistants, pourtant on y trouve des similitudes au niveau de l'esthétique et des lieux traversés par les protagonistes. Le premier décor de Jeune et innocent est une maison avec un balcon donnant sur la mer et ses falaises, sous une pluie battante accompagnée d'orages. L'assassin du film et ce qui le trahit, son tic nerveux aux yeux, se révèlent en plan rapproché sur ce balcon avec cette pluie lui tombant dessus et l'orage tonnant dans son dos. Ces conditions atmosphériques donnent à l'image un côté inquiétant et graphique par ses changements de lumière dus au tonnerre, rappelant la fin du film de Hand, lorsque la sorcière se trouve acculée à une falaise. Le faux-coupable et son adjuvante seront amenés ensuite à se cacher dans une forêt sombre, puis dans une clairière. Des lieux usuelles des contes, présents évidemment chez le film Disney.
Passons maintenant à L'Auberge de la Jamaïque, dans lequel Hitchcock semble y incorporer des aspects typiques des fables, peignant par la même occasion sa fameuse « inquiétante étrangeté ». En premier lieu, le personnage de Sir Humphrey Pengallan demande dans l'une de ses premières répliques à son majordome : « Quelle est la femme que j'admire le plus ? ». Cette interrogation n'est pas s'en rappeler celle qu'invective la reine/sorcière de Disney à son miroir. On retrouve comme dans l'introduction de Jeune et innocent des décors proches des côtes marines, avec pluie et tonnerre, mais l'aspect merveilleux est néanmoins plus explicite, surtout lors de l'arrivée en calèche de l'héroïne. Celle-ci demande au cocher de s'arrêter à l'auberge de la Jamaïque, lieu où elle doit rejoindre sa tante. A l'écoute de sa destination, le cocher ne peut que presser ses chevaux d'accélérer afin de s'éloigner au plus vite de cet endroit. A la vue de l'allure et de la nervosité des chevaux (plan graphique impressionnant en contre-plongé montrant les quatre bêtes à vive allure,) de la réaction du conducteur et des autres passagers, cette auberge se dote d'un aspect fantastique, au point de se demander si elle ne serait pas hantée ! On peut aussi évoquer la fin du film, lorsque Sir Humphrey Pengallan kidnappe l'héroïne et lui met un chaperon, écho à un habit célèbre dans l'un des contes de Charles Perrault.
Prenons maintenant Rebecca, qui dès le générique montre une forêt brumeuse et inquiétante. Puis, une voix-off prend la parole et le cadre pour nous emmener à Manderley par le biais d'un travelling avant quasi fantomatique. L'aspect merveilleux des contes est accentué par cette voix qui aurait très bien pu commencer son texte par « Il était une fois … ». La demeure de Manderley possède également un côté fantastique – et gothique – comme l'auberge dans le précédent film cité. Le lien entre ces deux endroits ne sont pas seulement dus à l'atmosphère insufflée par Hitchcock, mais aussi à Daphné du Maurier qui écrivit les deux romans dont le réalisateur fit les adaptations. Deux autres éléments peuvent aussi appuyer l'aspect merveilleux de ce film, la gouvernante Mrs. Danvers et le chien. Elle peut être vue par la mise en scène et l'éclairage comme un être maléfique, voire inhumain. Dans certains passages, on ne l'entend pas arriver dans le cadre, on ne la voit pas se déplacer et elle reste constamment stoïque. Elle semble voguer dans cette demeure comme un fantôme dans une maison hantée. Dans une célèbre scène, Mrs. Danvers semble être possédée lorsqu'elle mime les rituels effectués avec Rebecca, au point d'effrayer notre héroïne qui comme Alice (Max de Winter la compare à la célèbre héroïne inventée par Lewis Carroll en 1865, Alice au pays des merveilles) se demande dans quel trou elle a bien pu tomber. Quant au chien, il est d'abord associé à l'être mythologique cerbère, gardien du lieu interdit, la chambre de Rebecca. Puis, celui-ci se révèle être un fidèle allier en permettant à l'héroïne de découvrir un lieu chargé de secret, le cottage au bord de la mer. Ce n'est pas la première fois que Hitchcock utilise un chien de cette manière. On retrouve cet élément dans Jeune et innocent justement, où il aura un rôle à la fois protecteur et révélateur pour les deux protagonistes, tout comme bon nombre d'animaux peuvent l'avoir dans certains récits merveilleux.
Pour sa première œuvre américaine, Hitchcock et son style se contiennent pour être dans les canons esthétiques exigés par son producteur intransigeant. Il retrouve d'ailleurs sa touche humoristique dès son second film américain, Correspondant 17 (Foreign correspondent, 1940). Néanmoins, comme nous l'avons constaté dans Rebecca, Hitchcock est sur ce tournage un véritable contrebandier en réussissant à faire passer tant bien que mal ses idées purement visuelles, et à distiller son atmosphère d'inquiétante étrangeté qu'il continue à travailler au fil de sa filmographie.