Il est une constante dans le cinéma d'Alfred Hitchcock qui ne peut se détacher de la façon dont il s'éprend de son art, et qui est ici au moins aussi forte que dans son très célèbre Psychose : donner vie à des objets, des décors, des sentiments, des soupçons et en faire des personnages imbriqués à l'existence de ses vrais protagonistes. C'est ce que j'aime chez ce génie du septième art, bien plus que sa maîtrise du suspense ou sa propension à aimer les jolies blondes. Ses plans peuvent être analysés, détaillés, scrutés dans les moindres détails, ses films auront toujours des trésors à vous réserver au second comme au dixième visionnage. Là où Mankiewicz décidait de réellement donner vie à son fantôme sept ans plus tard dans son immense L'Aventure de Mme Muir, Hitchcock use de ses talents de metteur en scène et de dompteur de cadre pour faire de son premier film américain un récit où l'étouffante Rebecca, présente du titre jusque dans le visage des protagonistes, apparaît partout dans l'imaginaire du spectateur, et de cette pauvre demoiselle de compagnie, écrasée par tant d'amour et de passions déchues.
Nous retrouvons une Joan Fontaine naïve, candide et éperdument amoureuse, les prémices de celle que l'on redécouvrira plus tard dans le magnifique Lettre d'une inconnue de Ophuls quelques années après. Scellée dès le départ à une destinée qu'elle n'aura jamais l'audace de renverser, elle vit et revit sans cesse la mort de l'énigmatique Rebecca. Il est très intéressant de remarquer l'omniprésence de l'eau dans ce film, puisque nous sommes dès le départ dans la confidence en sachant qu'elle semble morte noyée. Que ce soit à travers la caméra géniale de Hitchcock qui filme le reflet du couple dans l'eau puis les deux tourtereaux, la pluie tonitruante, le reflet de l'eau sur le corps de l'héroïne sans nom ou leur simple rencontre au bord d'une falaise bercée par l'océan, chaque détail semble la ramener à cet horrible événement. Si l'eau est un personnage à part entière dans le récit, il en est de même pour le château de Manderley, perdu au milieu de nulle part, et doté de pièces toutes plus inquiétantes les unes que les autres. Et, comme dans Le château du dragon de Mankiewicz paru six ans plus tard, l'héroïne paraît écrasée par la prestance du lieu, mais aussi de son hôte, Laurence Olivier, charismatique et passionnant, valant largement un Vincent Price sur son 31. Car Rebecca revêt des allures de conte inversé parfois, dans sa manière d'aborder son métrage et d'inscrire ses personnages dans un cauchemar de plus en plus inquiétant et irréel.
Est-ce que Rebecca a influencé L'Héritière de Wyler, et tous les films précédemment cités ? Certainement, consciemment et inconsciemment, car Hitchcock n'était pas seulement un faiseur de thrillers, c'était un créateur unique et démentiel, multipliant les atmosphères, toutes dérangeantes mais pourtant si différentes, avec une main mise stupéfiante sur tous les aspects que le cinéma a à offrir, de la bande-son à la direction d'acteur, en passant de la composition du cadre jusqu'à l'écriture. Dans Rebecca, sa fascination pour les jeux de pouvoir, d'influence et de persuasion atteint déjà une apogée qu'il n'aura de cesse de côtoyer par le futur, et qu'il dépassera une fois avec Psychose. Rebecca possède des dizaines de lectures, comme celle d'une femme hantée peu à peu par le poids du passé de son compagnon, qui de jour en jour se métamorphose en Rebecca, dans un naturel fantaisiste très kafakïen. Ou encore celle de ce domaine, immortel parmi les mortels, où le présent se noie dans les souvenirs et enferme les personnages dans une lente agonie qu'ils ne quitteront jamais. Enfin, l'histoire de ce couple, envoûtant et somptueux, qui s'enlace et s'embrase, au rythme des flammes de la cheminée, où les certitudes se consument aussi vite que les soupçons jaillissent.
Rebecca est un immense film, et une référence dans la manière de concevoir un film et de construire une richesse de chaque instant autour d'un propos intelligent. Rebecca est la preuve que le génie n'existe pas sans travail, et que la minutie est la matière la plus précieuse de nos orfèvres de cet art qui nous fait tant vibrer. Que l'on raffole de ses films ou que l'on porte un regard indifférent sur ces derniers, il n'est pas injuste de dire qu'Alfred Hitchcock est un des plus grands réalisateurs de tous les temps. Et, sans l'ombre d'un doute, il l'avait déjà prouvé en 1940.
Exceptionnel.