A un moment du film, une jeune fille qui se destine à faire carrière dans le porno suite à sa rencontre avec un homme plus âgé qu'elle (et qui l'incite à se professionnaliser), se met à jouer du piano et chanter. Elle chante très bien, sa voix est superbe, il semblerait qu'elle ait écrit elle-même la chanson qu'elle chante. Le cadre se resserre alors sur l'homme qui l'écoute derrière elle, comme dans n'importe quel film. Et pour autant, cette chanson (qui est la révélation d'une voix, d'un talent) n'aura aucune incidence sur la suite du récit. Je trouve cette idée extraordinaire, parce que les personnages de Sean Baker sont socialement, structurellement, spirituellement condamnés à la prostitution. Dans le monde que le cinéaste décrit, on ne rêve même pas de passer à The Voice, mais simplement d'avoir sa chaîne porno. La jeune fille aura beau chanter la plus jolie chanson du monde, cela ne servira qu'à émouvoir son souteneur. Et comme dans tous les films où les cadres se resserrent sur les personnages qui écoutent, la chanson n'aura été que la cerise sur le gâteau, mais Sean Baker n'aura pas oublié de décrire le gâteau en question.
Le film est excellent, rythmé par un montage très original, qui s'autorise parfois des scènes de deux secondes dont le but est uniquement de faire avancer le récit, et parfois des scènes bien plus longues, sans pour autant chercher l'emphase (ou la grande scène). Les idées de Sean Baker sont plus ou moins explicites (sur la chanson, c'est assez subtil, on peut ne s'apercevoir de rien ; sur Trump, c'est un peu plus évident), mais surtout elles sont nombreuses, le cinéaste a plein de choses à dire et son film ne cesse d'affirmer un point de vue politique et social à la fois ferme et humain. Ca ne tient pas à grand chose, le personnage principal est vraiment une ordure, et les rapports sont d'une noirceur abominable, alors le cynisme n'est jamais loin, mais il y a aussi, parfois, quelque chose de plus flottant, de plus existentiel, comme ces moments où le héros roule à vélo de nuit, traversé par des émotions qui lui font esquisser des figures acrobatiques toujours différentes - mais surtout : chargé d'un désir de vie qui dépasse largement le cadre dans lequel tout cela s'inscrit. C'est toute la force de Red Rocket que de réussir à ne jamais accabler ses personnages (tout en ne cherchant pas à nous faire croire en une quelconque prise de conscience ou rachat par la morale) et de viser plutôt le décor, sa puissance mortifère. Sean Baker filme des êtres qui n'arrivent pas à se hisser à la hauteur de leurs rêves, sans comprendre que ces rêves ont été conçus pour eux de sorte à ce qu'ils échouent à les atteindre. Le dernier plan saisit magnifiquement la solitude, le désarroi et l'impuissance d'un homme qui, face à la porte ouverte d'une horrible maison rose, s'aperçoit enfin que cette vie n'est pas la sienne et ne l'a jamais été.

Multipla_Zürn
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le 15 févr. 2022

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