Regain est un roman difficilement adaptable, parce que la beauté de l’écriture de Giono tient à ses descriptions hautement métaphoriques de la nature. Son vocabulaire est sensuel, presque érotique par instants, pour parler des arbres, de la terre, de l’écoulement des cours d’eau, du bruit des animaux et même des parfums provençaux. Et en même temps, ses dialogues sont d’une oralité déroutante, pétris du patois local et d’une syntaxe archaïque – pour ne pas dire volontairement maladroite. Dans le livre, le personnage principal, Panturle, vit en osmose avec son environnement, et l’on ressent la progressive revivification de la campagne à mesure que l’histoire avance. Tout se joue dans le rapport corporel qu’entretient avec la terre cet homme solitaire, bourru et silencieux. Car dès qu’il parle, une forme de bestialité primitive ressurgit, adoucie par sa naïveté enfantine.
Pourtant, Marcel Pagnol parvient à capter ces petits détails et à retranscrire l’atmosphère synesthésique de l’œuvre originelle, remplaçant la poésie des mots par la douceur contemplative des images. Si la photographie de Willy Faktorovitch est admirable, le film ne serait pas aussi beau formellement sans la musique d’Arthur Honegger, sachant être discrète la plupart du temps et intense juste quand il faut. Regain, adapté de la sorte par Pagnol, est donc un petit miracle cinématographique.
Regain est l’histoire d’un retour de la vie en terre désolée. Aubignane, petit village de Provence perché sur un plateau, est à l’abandon : la terre ne produisant plus rien de bon, la quasi-totalité de ses habitants est partie. Seules trois âmes s’accrochent aux ruines et peuplent les rues désertes : un vieux forgeron désœuvré, Gaubert ; une vieille paysanne italienne, la Mamèche ; et Panturle, chasseur dans la force de l’âge. L’atmosphère de décrépitude est palpable, tant de la terre que des bâtiments, et surtout de ces trois irréductibles qui se meurent d’ennui et de solitude. Bientôt, la Mamèche disparaît mystérieusement, et le vieux Gaubert part à contre-cœur chez son fils, qui refuse de le laisser mourir seul au village. Panturle vivra seul quelques temps, jusqu’à ce qu’une pauvre femme, Arsule, tout aussi perdue et misérable que lui, ne vienne à lui par la force des choses.
Marcel Pagnol prend son temps, pour caractériser chaque personnage, présenter leurs relations et déployer leurs routines respectives. Le talent des acteurs fait le reste : Fernandel incarne le pathétique Gédémus avec son entrain habituel ; Gabriel Gabrio campe un Panturle aussi impressionnant physiquement que fin dans l’expression de ses émotions ; Orane Demazis est une Arsule très convaincante, femme fondamentalement aimante et docile, mais capable d’une répartie étonnante. Même les personnages secondaires sont saisissants : la scène où Panturle vient saluer le vieux Gaubert (intense Édouard Delmont) dans la maison de son fils, plusieurs mois après son départ d’Aubignane, est sans doute l’une des plus bouleversantes du film. Voir ce vieil homme se délabrer comme un vieux meuble depuis qu’on l’a déraciné de son village et de sa seule raison d’être (sa forge) est très émouvant. Et c’est aussi le point de bascule de toute l’histoire, car c’est à l’issue de cette scène qu’il offre à Panturle un soc tout neuf, dernière œuvre faite de ses mains, pour qu’il confectionne une nouvelle charrue. Gaubert, trop vieux pour habiter la déserte Aubignane, pose tout de même la première pierre à la résurrection du village. Une résurrection qui passera par le travail de la terre.
La magie de Regain tient à sa foi absolue en l’harmonie : harmonie de l’homme avec la nature, certes, mais aussi harmonie des hommes et des femmes entre eux. C’est Gaubert qui fournit la première pièce pour labourer le champ ; c’est encore un ami du village voisin qui offre à Panturle, par pure bonté de cœur, un peu de pain et des sacs de blé à planter ; c’est la dévotion aveugle d’Arsule, et son amour inconditionné, qui insuffle à Panturle les forces d’affronter cette terre stérile depuis tant d’années. Les scènes de semis et de labour sont magnifiques, notamment celles de la fin du film, avec des travellings avants épousant les marches croisées d’Arsule et Panturle, et venant les réunir au centre. Le dernier tiers du film est d’une beauté à couper le souffle, parce qu’on ressent le soulagement et l’émerveillement des personnages face à leur réussite ; on partage leur extase après la vente du blé, on rit de leur tendre maladresse quand ils s’autorisent à s’acheter de nouveaux habits… Tout est d’une telle sincérité, les personnages sont si purs et transmettent tant d’émotions différentes, que les 2h20 du film passent comme rien (quelques passages consacrés à Gédémus font parfois redescendre le rythme, mais ils apportent sans doute une dimension comique qui aurait pu manquer). Et à la fin, on est triste de devoir les quitter. Eux, mais aussi ces paysages et décors naturels somptueux, au milieu desquels on aimerait se perdre, voire partir vivre pour de bon, lassant loin de nous l’hypocrisie, la méchanceté et tous ces poisons du cœur.
Regain est un miracle, mais c’est surtout le récit d’un miracle. Le retour à la vie d’une terre, le retour à la vie d’un village, le retour à la vie d’hommes et de femmes désespérés. Un regain d’amour, un regain d’humanité et de dignité, un regain de vie et de fertilité. Et la promesse finale d’un avenir radieux.
[Article à retrouver sur Le Mag du ciné]