Remorques réussit le petit miracle de rendre belle une œuvre houleuse, agitée par le sac et le ressac de vagues déchaînées contre un bateau de sauvetage comme remue la passion tempêtueuse qui unit, un temps, Catherine dite Aimée et André. Cette beauté est d’abord visuelle, issue de l’alchimie entre une mise en scène maîtrisée et stylisée d’une part, qui surprend d’ailleurs par un plan virtuose qui commence dans la chambre pour la quitter en passant par le carreau de la fenêtre, et une photographie signée Armand Thirard d’autre part, habitué de cinéastes majeurs tels Julien Duvivier, Marcel L’Herbier ou Maurice Tourneur. Chaque plan mériterait qu’on s’y attarde des heures, tant la contemplation seule rendrait compte de la subtilité des jeux de lumière, de la perfection des cadrages qui saisissent magnifiquement les paysages ou les visages, en gros plans. Le film pourrait être muet tant l’image dit tout, et pourtant la langue de Jacques Prévert, tout à la fois poétique et réaliste, rend la parole essentielle et envoûtante.
L’intelligence de Jean Grémillon tient à redistribuer le spectaculaire des opérations de remorquage, efficacement réalisées par une alternance entre tourage en studio et maquettes, dans la vie civile, changeant une simple déambulation au bord de la mer suivie d’une visite immobilière en un chaos sentimental que nous, spectateurs, éprouvons le souffle coupé. Le cinéaste accorde un soin particulier au rythme de son récit, accéléré par un montage virtuose qui nous plonge au cœur de l’enfer mécanique – technique rappelant La Roue d’Abel Gance (1923) – et par un mixage intégrant le bruit des machines aux instruments de musique ; le chant religieux qui scande l’ultime départ clôt l’ensemble avec gravité, point d’acmé qui a l’audace de ne pas exploiter ce qui pouvait s’apparenter à un fusil de Tchekhov, l’issue de l’étoile de mer que Michèle Morgan charge de signification restant incertaine. Une telle clausule rejoint l’affirmation prononcée au début, que « chaque marin a deux femmes, la sienne et puis la mer », ce qui changerait Catherine en allégorie de la mer qui aura l’ascendant sur l’épouse, rapprochement explicité par l’association de Catherine à deux entités : la femme invisible et l’étoile de mer.
Un chef-d’œuvre sur l’amour fou porté par des acteurs au sommet, qui atteste une actualité surprenante sur les relations entre hommes et femmes.