Réparer les vivants fut un des grands succès littéraire de 2014, et ce n'était qu'une question de temps avant qu'une adaptation arrive sur les écrans. La tâche a été confiée à Katell Quillévéré, réalisatrice acclamée pour « Suzanne » en 2013. Mettre en scène le roman de Maylis de Kerangual, au style si dense et technique, représentait un défi de taille. La première partie du film reste fidèle à l’œuvre originale : Simon, un jeune surfeur, est victime d'un accident de la route qui le plonge dans un état de mort cérébrale dont on ne revient pas, et ses parents doivent rapidement décider si les organes de leur fils peuvent être prélevés pour sauver une vie. Le scénario du film choisit de se libérer de la contrainte des 24h présente dans le roman, pour développer une histoire plus ample, en proposant toute une seconde partie centrée sur Claire (Anne Dorval), une femme malade du cœur en attente de don. Le film utilise intelligemment son média pour donner vie à ses personnages, et magnifier le seul lien qui les unit tous : un cœur.
Une course de relais
Même s'ils ne sont pas les personnages principaux du film, Simon et Claire bénéficient chacun d'un traitement de la mise en scène différent, qui leur façonne une personnalité distincte, et crée une complémentarité entre donneur et receveuse.
Simon est lancé à pleine vitesse dans sa vie d'adolescent. A l'écran, son corps est très souvent en mouvement, notamment dans cette scène d'ouverture magistrale montrant une session de surf à l'aube. Ce corps est attaqué par le vent, le froid et la puissance de la mer. Le plaisir qu'il éprouve à se sentir vivant à ce moment là transperce l'écran. Pour suivre Simon, le montage doit être rapide et la caméra doit être dynamique, notamment dans la scène montrant la rencontre avec sa petite amie, où Quillévéré va jusqu'à utiliser des plans en grues et des travellings embarqués pour le suivre dans une course poursuite à vélo avec le train dans lequel elle se trouve. Le montage accélère au rythme des battements du cœur de Simon, sous l'effet de l'effort physique et des sentiments amoureux. Cette scène est accompagnée par une des seules compositions mémorables d'Alexandre Desplat pour ce film. La musique symphonique rend grandiose un moment à priori anodin de premier baiser entre deux adolescents.
Cette débauche d'énergie contraste avec le personnage de Claire, plus âgée et bien plus tranquille. Anne Dorval interprète très justement cette femme épuisée par la maladie. Même si toute activité sexuelle lui est interdite, c'est aussi une femme amoureuse. Loin de l'euphorie passionnée de Simon, elle aborde son amour pour son ancienne amante (Alice Taglioni) très
paisiblement et avec le recul inhérent à sa maladie qui peut l'emporter à tout moment. Elle semble vouloir revivre les moments les plus heureux de sa vie, et cette tendresse nostalgique se retrouve dans cette scène où on sent le bonheur qu'elle ressent simplement à regarder E.T avec ses enfants devenus grands. Pour suivre les lents mouvements de Claire, la mise en scène choisit les longs plans fixes, le personnage étant présenté principalement par des dialogues alors que Simon était présenté par ses actions.
Quillévéré parvient donc à substituer le langage du cinéma à celui de l'écriture de Maylis de Kerangal, et à faire ressentir le plaisir de vivre porté par Claire et Simon, qui s'exprime complètement différemment. Le titre suggérait que le cœur d'un mort allait réparer une vivante, mais le film lui même nous montre le cœur d'un vivant réparer le corps d'une mourante, un sprinteur passer le relais à une coureuse de fond.
Un chœur de personnages
Ces deux personnages sont ceux qui donnent une raison d'être à tous les autres, mais la grande force du film est qu'il ne fait pas de hiérarchie entre toutes ces vies qui gravitent autour de ce cœur. La caméra de Quillévéré s'attache successivement à chacun d'eux, en les traitant sur un pied d'égalité. On assiste ainsi à des moments d'intimité de
personnages trop souvent anonymisés au cinéma : un chirurgien qui écoute du rap dans
sa voiture, une infirmière qui pense à envoyer
un texto à son amoureux en voyant la détresse frapper les familles autour d'elle... Cette humanisation du corps médical équilibre les relations entre les médecins (Bouli Lanners et Tahar Rahim) et les parents de Simon (Emmanuelle Seigner et Kool Shen). Grâce à cette construction chorale, le spectateur embrasse tous les points de vues sur le processus du don, pas seulement par le prisme traditionnel des parents qui doivent accepter la mort de leur fils. Les réactions des amis de Simon qui se sont tirés indemnes de l'accident et sa petite amie ne sont traités que hors-champ, comme si l'univers de Simon mourait avec lui.
Tous ces personnages vivent et évoluent principalement en milieu hospitalier. Grâce à un travail d'éclairage et d'étalonnage, ces décors aseptisés forment un cadre bleuté dont les teintes rappellent celles de la scène d'ouverture, comme si Simon flottait entre la vie et la mort comme il flottait dans la mer. L'utilisation du thème de l'eau est utilisé jusque dans l'accident, filmé symboliquement comme une vague venant percute la vie de Simon. Cette mise en scène symbolique tranche avec la dernière partie du film, qui nous plonge dans une course contre la montre quasi-documentaire où les interventions chirurgicales sont montrées sans détours , et
on confronte le spectateur au cœur dans sa dimension organique. Dans les yeux de la stagiaire qui assiste médusée à cette
opération se reflète la propre sidération du
spectateur qui observe ce déploiement d'énergie de la chaîne humaine chargée de faire passer la vie d'un être à un autre. Chaque maillon de cette chaîne est un personnage important, et un des points de vues proposés par le film pour faire vivre au spectateur ce processus extraordinaire.
Réparer les vivants se déroule donc comme un numéro de funambuliste, menaçant à tout moment de tomber dans la simple campagne promotionnelle pour le don d'organes. Mais Quillévéré évite toujours de justesse de tomber dans le pathos, en plaçant tous ses personnages au cœur du film. En nuançant sa représentation du système hospitalier français, elle ne fait pas dans l'idéalisation et montre qu'il repose sur son personnel surmené même dans ce service d'exception. Elle s'attaque au thème du don d'organe encore parfois tabou en France, en développant un vrai projet de cinéma humain, où la mise en scène est au service des personnages.