Un des plus brillants types avec qui j’ai bossé m’a souvent répété qu’il ne fallait jamais être redevable de personne. Jamais. Le moindre petit service accepté devant, presqu’à coup sûr, impliquer une contre-partie à venir, la chose constitue le plus court chemin vers la dépendance ou la corruption. Ce conseil professionnel peut s’étendre, bien entendu, à la vie de tous les jours
Refuser les petits coups de main entre faux-amis nécessite d’accepter de se rendre la vie un peu moins facile. Et être assez structuré, indépendant et maitre de soi pour dépendre le moins possible des autres. Le meilleur moyen de ne pas être emmerdé par son entourage étant d’être capable de n’emmerder soi-même personne.
Ce point de vue hautement individualiste possède ses limites et prête le flanc à une contre-argumentation assez évidente à formuler. Mais en même temps, il permet à celui qui l’applique d’échapper aux pires situations.
Demandez à John Grant (formidable Gary Bond) son avis sur la question.
Les abords, y gênent
Parmi la multitude de qualités que déploie le métrage terrifiant et implacable de Kotcheff, il y a l’explication du moment fatal où tout se déclenche. La descente aux enfers n’est inoubliable que si son amorce est plus que redoutable: de cette précision et de cette lucidité qui vous font comprendre la vie autour de vous autrement. Et sans doute un peu mieux.
Avant de perdre stupidement au jeu (pléonasme) la totalité de ses économies, John Grant pouvait regarder ses interlocuteurs à hauteur d’homme, et avec le recul nécessaire que seule l’indépendance morale et financière permet. Une fois fauché, le petit prof qui se croyait esclave de l’administration éducative va connaître la profondeur de l’absolue soumission. C’est peu à peu, à travers l’hospitalité envahissante de ses hôtes, qu’il devra se défaire de tous les principes moraux qui guidaient jusque là sa vie.
Les manières, les blagues, les habitudes des ploucs ordinaires de Bundanyabba (appelée simplement Yabba) deviennent graduellement les siennes, alors qu’il se sent de plus en plus redevable. Avec une graduation dans l’abjecte qui frise le génie.
Les alcooliques anonants
- Les démons sont fiers de l’enfer.
- dois-je comprendre que vous ne considérez pas Yabba comme le paradis sur terre ?
- ça pourrait être pire.
- c’est à dire ?
- Si la bière venait à manquer.
Ce dialogue entre John Grant et le doc alcoolique (fabuleux porc de Pleasence) caractérise entre tous l’esprit du film. Je ne me souviens pas avoir vu de film où l’ensemble de la distribution s’envoyait plus de bière dans le cornet que dans ce "Wake in fright" tétanisant.
Rarement la barbarie quotidienne, anonyme, répétitive n’aura été aussi bien montrée. Comme d’habitude, il serait stupide de penser que les débordements banalement incroyables dont nous sommes spectateurs sont circonscrits à l’exotisme surprenant de son décors du bout du monde. Rien de plus universel que la décrépitude morale de ce héros qui va se débarrasser d’une valise qui pèse de plus en plus lourd, chargée de livres devenus inutiles et encombrants.
Une leçon glaciale dans la fournaise d’un bush asphyxiant.