Rewind & Play
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Rewind & Play

Documentaire de Alain Gomis (2022)

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J’ai découvert ce documentaire par un jeu de coïncidences tout à fait fortuites. Dans la voiture j’écoute TSF Jazz. Une radio qui passe de la bonne musique (surtout la nuit) mais qui, sous son vernis intellectuel snob et très parisiens, n’est pas différente des autres radios qui diffusent de la soupe et qui vous noient sous une pub bien putassière et TSF Jazz peut-être plus que les autres… Pourquoi je vous raconte ça ? Parce que ça a son importance dans la suite de cette critique.

Bref, il se trouve qu’a un moment donné ils se mettent à parler de Thelonious Monk. Pianiste célèbre que je ne connaissais pas (personne n’est parfait). La radio passe l’archive d’une interview ou le pianiste reste quasi muet face aux questions que lui pose le présentateur qui penne à obtenir ses réponses de la part de Thelonious. Ce moment m’interpelle parce que d’une part ces questions que j’appelle « intello bateau » sont une sorte de vision fantasmée de la vie et du processus de création du musicien. D’autre part, elles appellent des réponses toutes aussi fantasques, perverties dans leur vérité et génératrices d’une forme de culte malsain de la personnalité. L’extrait audio se termine sur le silence et la respiration du musicien. J’en reste là et je me dis que ce Thelonious Monk a eu raison de ne pas entrer dans le jeu du star système qui consiste à « hyper » les gens plus de raison.

Quelques jours plus tard j’aperçois sur la chaine youtube d’Arte un documentaire nommé « Rewind and Play : Thelonious Monk par le silence et la musique ». Du fait d’avoir entendu cet énigmatique interview sur TSF Jazz, je lance les premières minutes du docu qui montrent le musicien arrivant à Paris pour participer à une émission de télévision nommée "Jazz Portrait" et présentée par Henri Renaud. Ce documentaire montre les rushes de l’émission, notamment la préparation de celle-ci. J’ai été directement happé par le coté brut, historique et sans fioritures que montrent ces rushes. Ce que l’on y voit est totalement surréaliste. Le présentateur veut dresser le portrait de Thelonious et tente de lui poser ses fameuses questions bateau avec verni intello censé donner une aura de star au musicien qui est interviewer. Sauf que Thelonious Monk ne joue pas le jeu et répond de facon tellement pragmatique que le présentateur est totalement décontenancé.

C’est là que ce documentaire révèle tout son intérêt, celui de montrer, déjà en 1969, le cirque médiatique et une forme de mensonge sous couvert de « culture » musicale. Ce que l’on y voit c’est un présentateur qui pose des questions à Thelonious Monk sur sa vie personnelle et professionnelle. Le pianiste y répond volontiers mais parce qu’il a été lourdement briefé en amont voir même saoulé pour qu’il respecte le protocole d’une vraie/fausse interview. Tout du moins d’un entretient censé se faire en toute sincérité mais qui en réalité est truqué du début à la fin. Le présentateur qui ne cherche qu’à prendre les réponses qui l’arrangent, demande à Thelonious comment s’était passé son premier concert en France en 1954. Ce dernier répond qu’il a été mis en tête d’affiche mais qu’il a été le moins bien payé de tous les artistes du festival. Bien évidement Henri Renaud ne s’attendait pas à une réponse aussi franche qui fait tache quand on veut dresser le portrait factice d’une personne. Sa réaction a été immédiate « on efface » et de dire à Thelonious de recommencer parce que sa réponse est : "it's not nice" ! A plusieurs reprises, Thelonious est obligé de répondre aux mêmes questions mais de façon plus brodé ou plus polissé. On lui fait refaire mainte fois et sans aucune pudeur certaines scènes, ça en devient écœurant !

Les rushes dévoilent aussi un Thelonious Monk plutôt montré comme une bête de foire que comme un véritable musicien. Il y a de la condescendance dans l’attitude du présentateur et des réalisateurs qui cherchent à obtenir de leur invité, par le jeu du montage et de question rhétoriques, un portrait préfabriqué et totalement artificiel. Ne pouvant obtenir ses réponses habituelles, Henri Renaud se voit obligé, après que Thelonious est quitté le studio, de faire semblant d’écouter son interlocuteur devant un piano… vide. La magie du montage fera le reste. Cerise sur le gâteau et comble d’impolitesse, lorsque Thelonious Monk joue nombre de de ses morceaux (visiblement durant assez longtemps, ce que suggère le montage du docu) et pense avoir fini, une personne de l’émission surgie et lui demande s’il peut jouer une dernière fois mais dans un « tempo medium », comprendre par-là : « mec c’est bien ce que tu as joué, mais un peu chiant pour la TV. Chez nous il faut un truc qui bouge plus ». Puis, de voir Thelonious Monk qui a très bien compris le message… et qui s’exécute en jouant un titre plus enlevé et plus facile à écouter.

Voilà en substance ce que montre cet étonnant documentaire qui est une très bonne démonstration de ce qu’explique Guy Debord dans La Société du Spectacle. Il montre à quel point l’on peut galvauder la vérité de ce que peut-être une personne. Thelonious Monk ne s’est pas fait avoir et a très habilement déjoué ce cirque puant. Le montage du documentaire est d’ailleurs assez subtil, usant parfois de séquences pour montrer l’interminable calvaire du musicien face à la fabrication d’une émission mensongère qui véhicule une vision artificielle de ce que devrait être la culture. Tel TSF Jazz qui se prévaux comme référence culturelle de ce courant musical mais qui assassine chacune des œuvres qu’elle diffuse en les juxtaposant à de la réclame grossière et insultante. Au moins les radios qui passent de la soupe n’ont pas cette démarche hypocrite qui consiste à péter plus haut que son cul. Thelonious Monk ne voulait pas de ça, son talent se suffisait a lui-même et il était inutile de tenter de broder une histoire pour lui donner plus d’importance. Rewind & Play est donc un excellent documentaire simple et efficace que chacun devrait voir pour se prémunir du bullshit ambiant et de l’hypocrisie de la plupart des media qui hantent notre vie de tous les jours.

Dr_Wily
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le 7 oct. 2022

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Dr. Wily

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