Il y a mille façons d'expliquer pourquoi Rio Bravo est un des plus grands films de l'histoire du cinéma mais aucune ne saurait vous convaincre plus sûrement que l'absolue évidence de la chose apportée par une vision de ce western de Hawks.
Evidence. Oui, c'est bien le maître mot de ce film parfait dont rien ne semble devoir perturber le déroulement majestueux.
Evidence du casting déjà, avec des acteurs à leur meilleur. Un John Wayne impérial, plus que fidèle à lui-même. S'il n'atteint pas la complexité de son rôle de La Prisonnière du désert, il pousse néanmoins, l'air de rien, son personnage habituel jusqu'à un niveau encore supérieur, tout en laissant de la place à ses complices pour jouer leur partition.
Et là, bien sûr, on se régale, Dean Martin n'a jamais eu un rôle pareil. Le crooner dilettante se métamorphose dans le rôle du Borrachon en plein sevrage. Car si l'alcool n'a plus de secret pour lui, gageons qu'un pochtron qui s'en prive tient de la dernière des compositions pour le bon bougre. Ca valait bien la peine de faire des pieds et des mains pour décrocher le rôle, pour une fois. Petite cerise sur le gâteau, son interprétation de "My poney, my rifle and me" où il retrouve sa vocation première. Merveilleusement accompagné par les ses petits camarades (même grosses épaules, qui ne chante pas, lance de ses lourdes bottes le rythme de la ballade) il offre non seulement un petit instant de douceur bienvenu après un moment de grande tension, mais aussi une des plus grandes scènes musicales de l'histoire du cinéma.
A ses côtés, Walter Brennan, qui chante aussi bien qu'il joue de l'harmonica continue à creuser le sillon du vieux bougon à demi poivrot qui enquiquine un peu tout le monde mais qui cache un coeur gros comme ça. Mais là aussi, il pousse le rôle un peu plus loin, jusqu'à l'archétype parfait et indépassable, avec le genre de présence qui donnerait les larmes aux yeux à chaque mouvement difficile de ce visage buriné par les ans.
Lorsque j'étais jeune, j'avais un peu de mal avec la poule et le gosse du film, c'est dire si j'étais couillon. En revoyant le film, ce qui m'a le plus marqué justement, c'est combien Angie Dickinson était parfaite dans ce rôle et combien bouleversante. Chaque seconde de ce personnage m'émeut à présent comme un enfant en bas âge devant une sucette (« You like kissing me. You like what you touch » lui balance-t-elle mine de rien après leur première nuit ensemble…) , je me retrouve presque aussi désemparé devant cette môme que Big John lui-même, c'est fou la force que ça cache, cinquante kilogrammes sous un boa de plumes...
Hier, même Ricky Nelson me semblait très bien, encore la preuve que j’adore ce film. Du chanteur à midinettes embauché sur une popularité naissante il reste bien sûr quelque chose, et Hawks a bien fait de virer le plus possible de ses répliques, mais tout de même, le rôle est chouette comme rarement pour ce genre de partition convenue, et le gamin arrive à le tenir jusqu'au bout, se débrouillant pas mal du tout aussi pour sa part de chansonnette à la guitare lorsque le moment viendra.
Un vieil éclopé, un pochtron sur le retour, une joueuse jeune et jolie et un môme trop habile pour son âge, voilà la fine équipe supposée aider le pauvre shérif au fin fond de cette adorable prison, dans sa dure mission de maintien de l'ordre. Mais comme il le dit lui-même, ce n'est pas un travail pour les pères de famille.
Comme toujours, un maître de ville est accompagné par un boulet qui fait des siennes (un frère ici, d'habitude, c'est un fils) et fera tout ce qui est en son pouvoir pour le soutenir malgré tout. C'est fou comme l'histoire est évidente elle aussi. Une première séquence nous présente les deux personnages principaux tout en montrant, de façon presque anecdotique le meurtre fondateur, gratuit, idiot, mais dont découlera tout le scénario.
L'histoire respecte à merveille la règle des trois unités. L'action se concentre sur le meurtre et ses conséquences, le tout se résumant à une semaine d'attente lourde en dangers de toutes sortes. Inutile de sortir de la petite ville, tout se passera dedans, avec d'un côté l'entrée protégée par Dean Martin et de l'autre la diligence, seul moyen d'accéder à l'extérieur, qui apporte avec elle les jolies filles et les ennuis et qui fait de son départ un suspense permanent et une source d'espoir.
Chaque petit détail du film, qui pourrait paraître anodin a une bonne raison d'exister, évidente, là aussi. Et c'est un délice de voir à un moment revenir en leitmotiv certaines scènes répondant à une plus lointaine... La poursuite après le meurtre de Ward Bond est en cela absolument parfaite, avec Dean Martin qui veut entrer par devant, John qui ne se contente pas de menacer le bougre trop zélé à nier la présence du fugitif ("nous nous souviendrons de ce que tu viens de dire", que c'est merveilleusement dit !) mais qui, dès qu'il a une minute, se charge d'appliquer lui-même la sentence promise... Rajoutez à cela le coup du crachoir piqué à Sternberg, le choix de rangement du chariot de dynamite, les précautions à l’hôtel… rien n’est laissé au hasard dans cette œuvre minutieusement écrite, et pourtant, comme tout semble naturel…
Est-il nécessaire de revenir encore sur la merveilleuse version d’ « El Deguello » par Dimitri Tiomkin ? Est-il moral de ma part de disserter des heures durant sur la couleur des chemises des protagonistes alors que Paulo ferait ça tellement mieux que moi ?
Probablement pas, aussi je vais vous laisser sur une petite remarque après cette merveilleuse leçon de mise en scène. Tout au long du film, chaque chemise, donc, chaque arme, chaque cigarette ressort au moins aussi bien que dans les westerns maniéristes qui suivront, mais pour cela, nul besoin de gros plans criards, de musique insistante, de zooms intempestifs. Non, filmé comme toujours chez Hawks à hauteur d'homme, le film ne propose rien de l'esbroufe que le spectateur d'aujourd'hui semble tant apprécier. Et pourtant, son efficacité reste absolument incomparable, parce que la perfection n'a pas besoin de se monter pour être comprise, évidente, comme toujours.
Foutrebleu ! C’est rare un film qui vous fiche pendant deux heures vingt les larmes aux yeux sans jamais rien faire d’autre que de montrer la plus parfaite et la plus simple beauté des caractères, mais une beauté absolument bouleversante, une de celles qui change à jamais votre rapport au cinéma et à l’humanité.
Hawks connut avec ce film un de ses plus grands succès populaires. Plus tard, le film prendra ses marques dans l’histoire du cinéma, d’abord comme un des plus grands westerns jamais tournés, puis comme un pilier incontournable de toute cinéphilie qui se respecte.
Je crois sincèrement que le monde se sépare en deux parties, entre les spectateurs qui donnent à Rio Bravo sa vraie place, c'est à dire tout en haut, et ceux, les tristes sires, les malheureux, qui passent à côté de l'évidence. Et j'avoue remercier le ciel tous les matins d'être dans la belle partie du monde.
Pour ceux qui restent encore cantonnés aux limbes de l’humanité, car n'ayant pas eu la chance de voir Rio Bravo, je pense qu'ils savent ce qui leur reste à faire.