Il y a un sujet sur lequel je m’interroge de plus en plus, c’est l’intérêt de découvrir un film "au cinéma et sur grand écran". Les puristes insisteront probablement sur la qualité – supposément – supérieure de l’image et du son et vanteront l’atmosphère particulière des salles obscures, où visionner un chef d’œuvre en compagnie d’une centaine d’autres heureux spectateurs a quelque chose d’unique. Certes, mais il faut aussi se fader les amateurs de pop-corn, les innombrables et insipides bandes-annonce et publicités, sans parler des insupportables entractes pour accommoder les incontinents. Et je ne parle même pas des géants qui s’asseyent devant vous et vous cachent un tiers de l’écran – ce n’est pas de leur faute, après tout. Autant vous dire que le cinéma "au cinéma" me séduit de moins en moins.
En 2015, j’ai découvert « Rio Bravo » pour la première fois en plein cœur de l’hiver australien, assis sur le canapé de mon petit appartement au centre-ville de Sydney, sur mon ordinateur et son modeste écran quinze pouces posé sur mes genoux. Malgré – ou grâce – à ces conditions apparemment loin d’être optimales, le film m’avait immédiatement conquis. Comme quoi, il n’y a pas besoin d’un grand écran pour apprécier un grand film… (et l’inverse est vrai : même le plus grand écran de cinéma du monde ne transformera pas un film très moyen en chef d’œuvre). Il y a peut-être un juste milieu, et revoir le film au chaud chez mes parents, sur un écran décent et confortablement installé sur mon canapé m’a confirmé que « Rio Bravo » est l’un des plus grands chefs d’œuvre de tous les temps.
Mais assez divagué, passons au seul sujet qui le mérite : le film lui-même.
« Rio Bravo » sort en 1959, cinquième western réalisé par le génial Howard Hawks. Onze ans après son chef d’œuvre « La Rivière Rouge », Hawks retrouve la figure de proue du western américain, John Wayne, pour un nouveau coup de maître.
John Wayne incarne Chance, le shérif d’El Presidio, petite cité frontalière où il fait régner la loi, aidé par Dude "Borrachon" et Stumpy, ses adjoints, respectivement alcoolique repenti et vieillard boiteux et acariâtre. C’est avec cette troupe peu glorieuse qu’il doit faire face à la colère de Nathan Burdette, grand rancher – et tyran – local dont le frère, coupable de meurtre, a été emprisonné par Chance. Sur ce scénario très simple, Hawks déroule son film sur plus de deux heures, tirant parfaitement parti de chacun de ses éléments pour créer une atmosphère captivante et immersive qui assure à elle seule le succès du métrage.
L’ossature d’un film, ce sont ses protagonistes, et cela, Hawks l’a compris mieux que quiconque. Ce qui me frappe quand je vois « Rio Bravo », c’est à quel point tous les acteurs sont au sommet de leur art et correspondent parfaitement aux personnages qu’ils incarnent. Il suffit de faire la liste : Ricky Nelson, chanteur pour minettes dans les années 50, est tout à fait crédible en cow-boy à peine sorti de l’adolescence et trop doué pour son âge, et complète magnifiquement la plus belle scène du film (la chanson). Angie Dickinson ? Captivante, d’une émotion à fleur de peau, rayonnante dans toutes ses interactions avec John Wayne façon comédie screwball – un autre genre dans lequel Hawks a excellé – et n’a jamais été aussi belle qu’en brune dans « Rio Bravo ». Walter Brennan ? Totalement incompréhensible lorsqu’il parle, même pour un natif, mais plus drôle que jamais dans son éternel (second) rôle de grincheux au grand cœur. Je glisse un mot pour Carlos, le minuscule tenancier d’hôtel mexicain, qui est le personnage que j’ai redécouvert durant ce second visionnage ; comme les autres, il est génial et ses numéros avec sa femme Consuela et le shérif Chance sont savoureux.
Je garde, bien sûr, le meilleur pour la fin, mon préféré, Dean Martin. Le crooner se coule dans le rôle du "Borrachon" avec une aisance confondante et dégage un charisme incroyable. Sa barbe de trois jours, la sueur qui perle de son front lorsqu’il s’approche du crachoir pour s’emparer de la misérable pièce de monnaie qui lui payera une bière de plus, son regard hagard… jamais un clochard alcoolique n’aura eu plus de classe à l’écran.
En marge de l’intrigue principale de « Rio Bravo », les principaux personnages (Colorado – Feathers – Stumpy – Dude) possèdent leurs arcs propres, qui les relient à John Wayne. Il y a un thème commun dans le film, un leitmotiv, celui de la rédemption, de l’espoir d’une seconde chance. Les personnages qui évoluent à l’écran sont, d’une manière ou d’une autre, des proscrits ou des marginaux : le vieillard boiteux, la joueuse (tricheuse ?) professionnelle poursuivie par son passé, le jeune porte-flingue trouble, l’adjoint alcoolique… Au Far-West, il est facile de disparaître : une bonne chevauchée ou un trajet en diligence à travers les immenses pleines désertiques de l’ouest américain, et l’on devient une autre personne, sans nom ni histoire. Fuir, se dérober à son devoir, c’est ce que jamais le shérif incarné par Wayne ne ferait – par ailleurs un pied de nez ostensible au « High Noon » de Fred Zinnemann. Chance, le bien nommé, est capable de déceler les réelles qualités de ceux qui l’entourent, à les inspirer, voire même les sublimer.
La plus belle de ces histoires secondaires est celle de Dude "Borrachon", la quête de rédemption de l’alcoolique hagard tourmenté par le passé et par la femme qui l’a quitté. Demeurer aux côtés de Chance durant les évènements du film permet de racheter sa dignité et son honneur. La performance de Dean Martin, très viscérale et naturelle, donne une force toute particulière à cet arc. Vaincre ses démons grâce à la force de l’amitié n’est peut-être pas une intrigue très originale, mais elle est ici tellement belle que l’on s’en moque un peu.
Enfin, il convient, avant de terminer, de mentionner le Duke lui-même. John Wayne, dans le rôle du shérif Chance, joue comme il le fait toujours. S’il faut reconnaître que son répertoire n’est pas tellement varié, pour ce rôle en particulier, il est excellent. Wayne balade sa stature impressionnante avec une sorte d’assurance tranquille et parle d’un ton calme et d’une voix lente qui lui confèrent un charisme et un leadership naturel. Dans « Rio Bravo », s’il n’est pas le plus passionnant des personnages ; étant sans défaut, il est un peu plus lisse que les autres ; il fait néanmoins office de "liant" indispensable, de pièce centrale autour de laquelle s’articule tous les autres rouages du film.
"Un bon film consiste en trois bonnes scènes et aucune mauvaise" a dit Howard Hawks. Fidèle à ce simple axiome, le réalisateur américain s’est attaché à parsemer son western de quelques moments mémorables (même s’il ne s’est pas tenu à simplement trois bonnes scènes, l’ensemble du film est excellent). L’exemple le plus frappant est la scène musicale extraordinaire à la prison, où Dean Martin et Ricky Nelson font ce qu’ils font le mieux. Chaque scène participe à la création de l’atmosphère far-west du film : la capture d’un malandrin dans un bar, une partie de poker tendue, jusqu’à, évidemment, la fin en feu d’artifice (littéralement).
J’espère vous avoir convaincu, sinon que « Rio Bravo » est l’un des plus grands films de tous les temps, à tout le moins que les deux heures trente qu’il dure valent si largement le détour qu’il faut vous précipiter dessus toutes affaires cessantes si vous ne l’avez pas encore vu. Il n’y a rien de plus poignants que les odes à l’amitié et au courage dans le western, et mené d’une main de maître par Howard Hawks avec son casting d’exception, celle de « Rio Bravo » est sûrement l’une des plus belles.