Dernier volet de la trilogie de la cavalerie, Rio Grande semble venir se greffer de manière totalement anachronique aux deux premiers. Là où Fort Apache était un grand film qui démystifiait la cavalerie, tout en soulignant dans une fin ambiguë l’importance de sa mystification (à la manière de la fin de The Man Who Shot Liberty Valance), et là où She Wore a Yellow Ribbon se présentait comme un hommage crépusculaire à la cavalerie, Rio Grande nous offre le mythe lui-même, la légende, à l'ancienne. La cavalerie y est splendide et flamboyante et les Indiens sont pratiquement réduits à ce qu’ils ont longtemps été dans les westerns, à savoir une entité sauvage et abstraite qui attaque des diligences. John Wayne est rajeuni par rapport au film d’avant, le technicolor magnifique de ce dernier s’efface pour laisser place à un noir et blanc plus traditionnel, ce qui contribue à faire croire qu'il pourrait s'agir d'un western réalisé dix ans plus tôt. Le film est du reste le plus court de la trilogie. Tout ça s’explique simplement par le fait que Rio Grande est au départ une commande destinée à financer l’œuvre suivante de Ford, A Quiet Man, un projet auquel il tenait particulièrement et dans lequel il revient sur ses origines irlandaises. Les grands moyens techniques ne sont donc pas déployés et les questionnements sur le mythe américain sont très sommaires.
Si l'on voit le film comme un simple fragment s'inscrivant dans la continuité thématique de toute une œuvre, il apparaît plutôt comme une régression dans celle-ci, comme un film mineur, mais il n’en est en fait rien sur le plan cinématographique. Rio Grande est une merveille, un western classique certes, mais un western classique réalisé par un Ford qui lui, est arrivé au sommet de son talent et qui semble n’avoir aucune difficulté à faire ressurgir, comme une capsule temporelle, le vieux mythe originel du western. Le film raconte les retrouvailles d’une famille au sein d’une garnison de cavalerie. Le père y est lieutenant-colonel, le fils, qui ne l’a pas vu depuis quinze ans, vient s’engager après avoir raté ses études, et la mère vient à son tour pour tenter de récupérer son fils et a fortiori pour ressouder les liens familiaux. Il s’agit donc d’une intrigue familiale, intimiste, mais qui prend place dans un cadre militaire, disposé à donner lieu à des scènes épiques.
Toute la première moitié du film, probablement la meilleure moitié, consiste en des scènes de vie, de rencontres et de retrouvailles dans la garnison. La façon dont les rapports entre les membres de la famille, séparés par l’armé pendant des années et à nouveau réunis, est représentée est d'une grande justesse. L’émotion passe d’autant mieux qu’elle surgit là où les personnages essaient de cacher leurs sentiments, dans le contexte militaire où tout est très ordonné et ritualisé. C'est un peu comme chez le cinéaste Ozu, où les normes sociales sont telles que les personnages cachent sans arrêt leur tristesse, y compris quand ils sont vraiment au plus mal, ce qui rend cette tristesse d'autant plus sourde. Ici, le père et le fils sont obligés de se parler de colonel à soldat et de soldat à colonel, et on sent pourtant le rapprochement qui se crée entre eux à travers le moindre écart, le moindre geste subtile qui trahit la filiation, le plus évident étant le moment où, après leur premier échange, York (John Wayne) regarde discrètement si son fils est devenu plus grand que lui. Avatar deux est d’ailleurs un film qui essaie de reproduire le même genre de rapports entre père et fils, mais dans un entre-deux où il se rate complétement et en produisant l’effet inverse, où le père qui est censé aimer ses enfants a l’air d’entretenir un rapport très autoritaire avec eux. Les retrouvailles entre les deux parents sont tout aussi réussies et le duo que forment Maureen O'Hara et John Wayne fonctionne parfaitement et permet à Ford et aux acteurs de s’entraîner pour le tournage de A Quiet Man. Le couple a une vraie complicité et est magnifié par le fait que le film soit rempli de passages musicaux où le temps semble s’arrêter complétement. Il y en a peut-être trop, ce qui les rend moins précieux au bout d’un moment, mais ce n’est pas un gros défaut. À côté de ça, il y a relativement peu de musique de fosse dans les scènes, qui sont elles-mêmes tournées, comme toujours chez Ford, comme des scènes d’ensemble, avec peu de champ-contrechamp. Filmées de cette façon et en laissant place aux silence, c’est-à-dire en faisant l’exact inverse du cinéma américain mainstream actuel, rempli de gros plans et de musique, les scènes sont d’une grande économie et d’une grande intensité à la fois ; ce qui rapproche les personnages y apparaît de manière beaucoup plus évidente que s’ils étaient chacun en train de jouer tout seul dans le plan. Ford capte vraiment des scènes, c’est-à-dire des moments, avec tout ce qui peut se passer de subtilités et de vie dans un moment.
La fin du film est plus banale que le reste, je suis même presque sûr qu’un plan dans lequel un cheval tombe à la renverse sur son cavalier est repris directement de Fort Apache (vu la veille et particulièrement marqué par cette cascade de laquelle j'ai du mal à croire que le figurant soit sorti indemne). Globalement, Ford a filmé des affrontements plus impressionnants que celui-là. En revanche, il y a une séquence d’entraînement au début du film qui rattrape complétement ça en matière d'action. Des soldats sont debout sur deux chevaux au galop chacun, un pied sur chaque cheval, et ceux-ci sautent par dessus des barrières. Les cascades sont réelles, le risque est là, imprimé sur la pellicule, et ça fait son effet ; le mythe du Far West prend vie. Mais ce serait oublier la fin de Fort Apache et la déconstruction qu’opère Ford dans ses autres films à la même époque : la légende est certes une histoire dont a besoin l’Amérique pour se construire, mais elle reste une légende.