Le Shinju façon Mishima, sur fond de Tristan et Isolde.

[critique originellement sortie sur le site spécialisé Sancho Does Asia en 2012]


En 1936, un groupe formé de jeunes officiers ébranle le Japon : ses membres perpètrent un coup d’état et, jugeant les ministres traitres à leur empereur, les assassinent. Le Tenno (l’empereur japonais), furieux, ordonne l’élimination des rebelles. Parmi eux, le lieutenant Takeyama (Yukio Mishima), auparavant écarté du complot par ses amis car marié à la belle et jeune Reiko (Yoshiko Tsuruoka). Blanchi donc, mais faisant toujours parti de l’armée, il va bientôt se retrouver sommé par ses supérieurs de tuer ses camarades. Ne pouvant s’y résoudre, en rentrant chez lui, il décide de pratiquer le seppuku, bientôt rejoint par Reiko, les deux pratiquant alors le Shinju (suicide rituel à deux).


C’est dans ce contexte que s’ouvre Yûkoku. Tiré d’une nouvelle (Patriotisme), elle-même tirée d’un fait réel, il s’agit du premier et dernier métrage en tant que réalisateur du célèbre (ou pas) écrivain Yukio Mishima (auteur - entre beaucoup d’autres - de la tétralogie La mer de la fertilité, Le marin rejeté par la mer, Confession d’un masque, Le temple d’or... ainsi que de pièces de théâtre Nô et Kabuki). Tourné en 1966 en deux jours, la bobine du négatif fût retrouvée en 2005 dans une de ses anciennes demeures. Puis, en 2008, sous la forme d’une édition (restaurée) française sous-titrée par Mishima lui-même (s’il vous plait). Outre les sous-titres, Mishima est partout : acteur (on peut le voir aussi dans Hitoriki, le châtiment, dans Le gars des vents froids de Yasuzo Masumura etLe Lézard noir de Kinji Fukasaku), scénariste, réalisateur, metteur en scène, producteur... Artiste protéiforme s’il en est.


Ce court-métrage d’une trentaine de minutes s’ouvre sur un parchemin que déroule Mishima. Après une mise en contexte historique (et le démarrage de Tristan et Isolde dans une version instrumentale datant de... 1936), nous apprenons que l’action se passe sur une scène de théâtre Nô. En résulte un premier plan large à l’espace épuré, seulement rehaussé par un immense tableau. Ce type de plan large fixe devant la scène revient régulièrement le long du métrage. C’est donc en premier lieu une mise en scène théâtralisée (à laquelle on pouvait s’attendre, l’auteur ayant dépoussiéré le genre à sa sauce) que choisit Mishima. Espace de "pureté" nécessaire au style même de l’écrivain : des sentiments exacerbés (ou outranciers, selon les goûts), de l’absolu dans le détail et la dramaturgie.


Mais, pour que l’écrivain puisse insuffler son style à l’image, il choisit alors de remplacer le théâtre par une véritable grammaire cinématographique. En témoigne cette (magnifique, selon moi) surimpression des mains du mari absent caressant le visage d’une Reiko en pleurs. Mishima, lui, porte toujours (même quand il est nu !) une casquette militaire lui cachant quasi-constamment les yeux. Son jeu est presque liturgique, comme la réalisation sur pellicule d’un fantasme qu’il a pu répéter en littérature (dans la nouvelle Patriotisme, le roman Chevaux échappés), dans un autre film (en tant qu’acteur dans Hitoriki, le châtiment ) puis pour sa mort (hautement théâtrale, en 1970). Au final, le rôle de Reiko ne se limite qu’à la femme éplorée, prête à suivre son mari partout, même dans la mort.


Ce symbolisme est utilisé lors de nombreux moments clefs, magnifiés par de très beaux clairs-obscurs. On a droit alors à des scènes d’un érotisme désuet (au moment où la passion de Reiko et Takeyama est symbolisée entre autre par des baisers très lascifs de Reiko mais donnés du bout des lèvres...), côtoyant un thanatos très "pur" et viscéral (ce qui est le cas de le dire). Puis on assiste à un seppuku sanglant du Lieutenant, qui est assez dur à voir pour les âmes sensibles (de très gros plans de la salive de souffrance, sur l’acte IV de Tristan et Isolde, agrémentés d’une éviscération spectaculaire, même de nos jours...).


Par ailleurs, Mishima semble avoir travaillé sur la structure même du court métrage : en effet, chaque acte (cinq) correspond à un acte du Tristan et Isolde de Wagner, donnant alors une symétrie entre la dramaturgie et la musique [1]. Cela m’a pour ma part un peu étonné, l’action étant si "japonaise" sur une musique si "européenne". Et c’est probablement là l’un des paradoxes de Mishima, souvent reconnu comme l’un des plus occidentaux des auteurs japonais.


Oscillant entre littérature, théâtre et cinéma, Yûkoku réussit donc à créer de véritables émotions. Réel objet égocentrique, ce mini-opéra kitsch et absolu apparaitrait sûrement comme "expérimental" pour de nombreuses personnes, voire ridicule. Néanmoins, en tant qu’appréciateur de son œuvre, son "sens" du kitsch, son narcissisme outrancier (la femme éplorée, l’Homme debout, nu, le sabre protecteur et la casquette vissée), presque ironique, me font penser que Yûkoku n’est peut-être pas à prendre tant au "sérieux". Mais il n’en reste pas moins un témoignage intéressant de ce qu’aurait pu être "Mishima Cinéaste" - un de ses petits masques -, auteur génial, obsessionnel et un peu fou.

batche
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le 6 déc. 2019

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