« Once upon a time, returning to my home town »
Deux ans après Love & Pop, c’est par ces mots que Hideaki ANNO ouvre Ritual – connu aussi sous les noms Shiki-Jitsu, Ritual Day, ou Ceremonial Day – son second long métrage en prise de vue réelle. Réalisé dans la ville de Ube, lieu de naissance du réalisateur, le film est produit par un sous-studio de Ghibli, le studio Kajino, et se voit attribué un budget modeste qui mènera à une diffusion du film quelque peu confidentielle et à un casting restreint. Mettant en scène une relation de 33 jours entre un réalisateur de cinéma et une femme souffrant d’un trouble de la personnalité borderline, Ritual se place sans aucun doute comme le climax de la filmographie de Hideaki ANNO.
Non seulement d’être l’œuvre la plus personnelle du réalisateur, Ritual est une adaptation des réflexions personnelles de l’actrice Ayako FUJITANI, fille illégitime de l’acteur américain Steven SEAGAL, que celle-ci a réuni dans la nouvelle Touhimu. En recoupant les diverses thématiques que contient la nouvelle – telle que l’adolescence, l’absence de repère paternel et le fait d’être métisse au Japon – avec ses propres réflexions, Hideaki ANNO s’accapare pleinement son adaptation contrairement à ce qu’il avait pu faire sur Love & Pop. Plus qu’une simple réappropriation, il livre dès 2000 ce qui peut être perçu à la fois comme la synthèse et la conclusion du leitmotiv qui a porté son cinéma de 1995 à 2004.
Par ailleurs, Ritual se place comme la réalisation la plus traditionnelle dans l’ensemble des longs métrages en prise de vue réelle de Hideaki ANNO. Néanmoins, bien qu’il ne possède pas une esthétique unique comme pouvait avoir Love & Pop, Ritual fait preuve d’une mise en scène pointilleuse et intelligente, avec notamment un travail sur les couleurs rouge et le bleu qui irait faire pâlir un Pedro ALMODÓVAR. De même si le montage s’avère plus léger et plus simple à suivre que sa précédente réalisation, Hideaki ANNO semble trouver une liberté sincère avec Ritual comme s’il pouvait enfin s’affranchir d’une certaine inertie propre à l’animation.
« he told me i'm useless
she told me
my face makes her mad
but i'm still here doing nothing
and i feel empty
waiting for someone
to hold me
i know nobody is coming
he told me to die
she told me to see nothing »
Il est admis aujourd’hui que les personnages de Neon Genesis Evangelion, Shinji, Rei et Asuka, représentaient trois traits de personnalités de Hideaki ANNO. Dès lors, il est aisé de voir dans Ritual une caractérisation de différents aspects du réalisateur qui, cette fois-ci, correspondent à différentes périodes de sa vie.
Soutenue par la voix hors champ de Megumi HAYASHIHABARA qui fait une lecture de certains extraits de Touhimu, Ayako FUJITANI tient le rôle principal dans l’adaptation de sa propre nouvelle. Pour autant, s’il est logique de voir que l’actrice jouer à la perfection son propre rôle, on peut aussi déceler dans cette jeune femme atteinte d’un trouble de la personnalité borderline le Hideaki ANNO qui existait avant la sortie de Neon Genesis Evangelion, celui qui était encore pleinement un otaku. Remettant continuellement en cause ses relations à autrui et entretenant un rapport destructeur avec soi-même, ce personnage s’enfonce peu à peu dans une solitude profonde qui n’est pas sans rappeler la dépression que Hideaki ANNO a fait à l’issue de Nadia, le secret de l’eau bleue. Isolée dans une fuite perpétuelle de la réalité et du temps qui passe, la jeune femme ne cesse de répéter « Demain, c’est mon anniversaire » et va jusqu’à s’empêcher de dormir pour ne pas avoir à connaître de quoi sera fait chaque lendemain.
Si la jeune femme semble par moment souhaiter sortir de cette spirale d’enfermement, elle rechute néanmoins dans ses rituels et ses passions à la moindre difficulté. Sans prendre les traits usuels des animés ou des figurines, la jeune femme cultive les mêmes pulsions maladive que les otakus pour les objets de couleur rouge ainsi que pour les trains, ce qui n’est pas sans rappeler que certains penchants otakus de Hideaki ANNO qui – aux vues de la forte présence de trains dans Neon Genesis Evangelion, Love & Pop, ou plus récemment Godzilla Resurgence – est lui-même un densha otaku (trad. otaku des trains).
Cependant, s’il est toujours sujet à de multiples dépressions, Hideaki ANNO n’est plus l’otaku que caractérise Ayako FUJITANI, ou du moins ne se considère plus tel quel. Au travers du personnage interprété par Shunji IWAI, un de ses amis qui tenait là sa première expérience en tant qu’acteur, il représente celui qu’il est devenu depuis la fin de Neon Genesis Evangelion. Tout comme lui pendant le tournage de Ritual, Shunji IWAI prend les traits d’un réalisateur ayant arrêté l’animation qui retourne dans sa ville natale pour réfléchir son cinéma et potentiellement tourner son premier film en prise de vue réelle. Par le biais des doutes de ce personnage, Hideaki ANNO interroge l’essence de son propre cinéma et caractérise l’absence de pouvoir que celui-ci a pu avoir auprès de la communauté otaku au travers d’une longue tirade se concluant sur « Même ce film, une fois terminé, deviendra un moyen pour déclencher des stimulations sans surprise et une mesure du temps que l’on passe en paix. Qui veut des images qui vont au-delà ? Qui en a besoin ? ».
Outre cette remise en cause de son cinéma, le personnage de Shunji IWAI souhaite néanmoins aider la jeune femme rongée par ses angoisses qu’interprète Ayako FUJITANI. Celui-ci tente éperdument de la sortir de sa spirale destructrice malgré les échecs constants et de nombreuses périodes de doute. Pour autant, il ne perd jamais cette volonté d’aider et décide, comme Hideaki ANNO après The End of Evangelion, de filmer le monde réel pour éviter de voir les personnes atteintes d’un trouble de la personnalité borderline s’enfermer dans un monde de fiction.
Cinq ans après ses premières apparitions, le leitmotiv de Hideaki ANNO n’a pas perdu de sa splendeur et de sa force, bien que celui-ci ait pris une forme moins vindicative que dans The End of Evangelion. Ritual est un film bien plus porté sur la compréhension que l’agression à l’instar d’un Shunji IWAI qui s’interroge pour savoir si cette idée d’un bonheur otaku arrive réellement à préserver ces personnes qui fuient la réalité ou si il est une simple attitude mensongère traduisant un malheur profond et auto-destructeur.
Avec un jeu sur les couleurs entre le rouge et le bleu, Hideaki ANNO met en place un duel intérieur chez le personnage de Ayako FUJITANI, ainsi que chez chaque individu de la communauté otaku et par conséquent, chez lui-même. Alors que la première couleur constitue l’otaku qui fuit la réalité et toutes formes de rapport social, la seconde représente l’otaku qui embrasse tout ce qu’il déteste et devient ce fameux autrui qui l’effraie. Au travers des personnages de l’ex-petit ami et de la mère de Ayako FUJITANI, interprétés par Jun MURAKAMI et Shinobu OTAKE, Hideaki ANNO représente la troisième et dernière facette de lui que contient Ritual : celle qui a fait de lui un "autrui" pour les otakus. À l’instar de son répondeur téléphonique qui contient seulement des hurlements et des reproches, cet autrui s’avère être ce qui effraye le plus la jeune femme puisqu’il est dans l’agression constante et le jugement de valeur. Tel le regard de l’humanité sur les otakus, Hideaki ANNO semble prendre conscience avec Ritual que le message que portait ses précédents films avait dû, par sa violence, amenuir la capacités des otakus à entretenir des rapports avec autrui plutôt que les favoriser. Cependant, la mère de la jeune fille ira jusqu’à exprimer lors du dénouement final les excuses que Hideaki ANNO souhaite exprimer à tout ceux qui ont pu être heurté par Neon Genesis Evangelion et Love & Pop au travers d’un « Peut-être que je n’ai jamais rien fait pour toi. Peut-être que j’ai seulement pensé à moi-même » lourd de sens.
Cet oppresseur maternel donne néanmoins une nouvelle dimension au personnage de Ayako FUJITANI lorsque le personnage de Shunji IWAI décrit la jeune fille comme quelqu’un « ayant une haine viscérale pour ces hurlements, [mais qui] les écoute dans l’espoir d’y entendre un encouragement. ». Le personnage rappelle dès lors Asuka de Neon Genesis Evangelion qui affirme constamment sa haine d’autrui mais qui en réalité a simplement peur de son jugement puisque celui-ci peut être potentiellement négatif. De même, si Asuka avait peur d’être comparé à Shinji et Rei, Ayako FUJITANI fuit naturellement toute forme de comparaison avec sa sœur ou son père. Hideaki ANNO prononce alors ouvertement une vérité, qui a dû néanmoins être arrachée à son penchant otaku, lorsqu’il affirme que le besoin de reconnaissance est quelque chose d’humain et profondément naturel.
En somme, Hideaki ANNO dresse avec Ritual un bilan des cinq années qui ont constitué sa carrière depuis sa dépression pré-Neon Genesis Evangelion. Remettant en question le bien fondé de son attitude envers la communauté otaku. Il rappelle que malgré son attitude agressive, il est lui aussi sujet à cette forme d’isolement et d’auto-destruction. À l’instar de l’attitude finale de la mère qui affirme se sentir seule et qui a peur de faire preuve d’égoïsme en voulant combler sa solitude, Hideaki ANNO montre que malgré sa maladresse pour exprimer sa volonté d’aider, il est en proie aux mêmes doutes et peurs que ceux à qui il s’adresse. Dès lors le message qui porte le cinéma de Hideaki ANNO semble avoir comme principale cible, lui même.
De même, le Hideaki ANNO actuel que symbolise Shunji IWAI prend d’autant plus de sens lorsqu’il se place tel un psychologue face à la mère et sa fille pour aider à recréer du dialogue entre l’otaku et autrui. Sans être un sauveur, il partage les mêmes angoisses que ses deux patientes et tente simplement d’user de sa propre expérience pour trouver une solution pour mieux les aider, et mieux s’aider. En interrogeant ainsi son cinéma et l’essence même du trouble de la personnalité borderline, Hideaki ANNO démontre que le problème ne se situe pas uniquement chez la communauté otaku ou la public d’animation mais bel et bien à l’échelle de la société japonaise voire mondiale, comme si l’humanité entière cherchait à réussir à vivre la réalité tout en s’affranchissant des concepts de solitude et de difficulté relationnelle.
Critique issue d'un dossier dédié à Hideaki ANNO dans le webzine Journal du Japon