Après un différent artistique sur l’adaptation du manga Entre elle et lui, Hideaki ANNO quitte la Gainax et sombre dans une nouvelle dépression. À la suite de celle-ci, il enfile à nouveau la casquette de réalisateur en 1998 pour son premier long métrage en prise de vue réelle Love & Pop, une adaptation de Topaz II de Ryū MURAKAMI. Si le romancier avait déjà auparavant adapté plusieurs de ses romans, comme Bleu presque transparent en 1979 ou Tokyo Decadence en 1992, Hideaki ANNO devient néanmoins le premier réalisateur extérieur à transposer sur grand écran la vision sombre et pessimiste que Ryū MURAKAMI porte sur une société japonaise à la dérive et sur une nouvelle jeunesse en manque de repères.
Extrêmement contemporain de son époque, Love & Pop traite, au travers du portrait de quatre lycéennes, le phénomène de société que représente l’enjo kōsai, ou compensated dating, une pratique japonaise où de jeunes adolescentes – principalement des lycéennes – sont payées par des hommes plus âgées pour les accompagner dans divers endroits comme au restaurant ou au karaoké. Véritable source d’argent facile pour subvenir aux spasmes consuméristes d’une jeunesse aux besoins immédiats dans une société ravagée par l’explosion de la bulle spéculative, l’enjo kōsai constitue aussi parfois la dernière marche à franchir avant la prostitution.
Outre son sujet quasi tabou, l’une des principales performances de Love & Pop se situe dans son esthétique qui vient embrasser à la perfection la fugacité de cette jeunesse sonique que Ryū MURAKAMI décrivait dans son roman. Au travers d’un montage cut allant transcender les séquences les plus rythmées de Neon Genesis Evangelion, Hideaki ANNO propose une esthétique unique basée sur un style expérimental particulièrement saccadé et déroutant – les champs-contrechamps pouvant durer moins d’une seconde – qui nécessite un effort certain au spectateur pour s’acclimater au film. De même il met en place un véritable terrain de jeu en changeant régulièrement le format de l’image dans une même scène, en ayant recours à de multiples distorsions ou en exploitant au maximum la taille de petites caméras numériques afin de proposer de nombreux plans peu usuels et les plus originaux panchiras de l’histoire du cinéma japonais. Cette esthétique atteint par ailleurs son climax en prenant le spectateur à contre-pied lors de son générique en plan séquence de 6 minutes filmé en 35mm sur une reprise de Ano Subarashī Ai Wo Mō Ichido de Osamu KITAYAMA et Kazuhiko KATŌ par Asumi MIWA.
Mais si Love & Pop est indissociable de la verve de Ryū MURAKAMI, le film reste néanmoins très personnel à Hideaki ANNO et au message quasi-similaire à celui que le réalisateur avait inculqué dans Neon Genesis Evangelion et The End of Evangelion. Interrogeant plus spécifiquement sur les rapports entre individus, sur la manière dont la jeunesse trouve un semblant de bonheur dans la consommation de biens et invitant la jeunesse à vivre décemment par respect pour les individus qui tiennent à eux, le film met indirectement en exergue les points communs existant entre ces lycéennes et la communauté otaku. Chacun d’eux cherchant des ersatz de réalité dans des mondes fictifs tels que l’animation, les mangas, la consommation, etc.. Tels deux fruits différents et pourtant si similaires, les otakus et les adolescentes de Love & Pop sont tous deux issus d’un Japon que Hideaki ANNO décrit comme un pays de grands enfants qui, en l’absence de repère adulte fiable, n’ont jamais pu grandir et ne peuvent affronter la réalité qu’au travers d’un monde fait de fiction.
En élargissant sa cible à l’ensemble d’une jeunesse qui voyait ses perspectives d’avenir se ternir, Hideaki ANNO dresse une simple observation d’un phénomène de société qu’il accompagne de sa volonté d’aider autrui à ne pas s’autodétruire et de la noirceur du roman de Ryū MURAKAMI. Ainsi certains verront dans Love & Pop une jeune Hiromi prendre conscience de ses pulsions et décidant de changer son mode de vie alors que d’autres, plus défaitistes, y verront une jeune fille qui, malgré son épiphanie, continuera perpétuellement sa fuite de la réalité. Dès lors, peu importe la perception que l’on en a, Love & Pop se place comme la caractérisation d’un Hideaki ANNO représentant un ensemble de génération souhaitant sortir de la spirale d’un monde sans repères au travers d’un énième appel au secours.
Malgré le succès qu’ont été Nadia, le secret de l’eau bleue et Neon Genesis Evangelion et malgré la présence de grands noms du cinéma indépendant tel que Tadanobu ASANO ou Mitsuru FUKIKOSHI, Love & Pop n’a pas bénéficié d’un public important et n’a donc pas eu l’occasion de transmettre pleinement son message auprès des individus à qui il était destiné. Pour autant, le film est devenu malgré tout avec le temps un film symbolique de l’art underground japonais à l’instar du clip de Shinsei Kamattechan pour leur morceau Hikari No Kotoba et de la reprise de Ano Subarashī Ai Wo Mō Ichido par Kindan No Tasūketsu qui s’inspirent ouvertement du générique de fin de Love & Pop.
De plus, Love & Pop constitue la marche essentielle que nécessitait Hideaki ANNO pour mûrir la réflexion initiée à la fin de Neon Genesis Evangelion et qui est venu par la suite les deux autres adaptations en prise de vue réelle qui ont suivi. Véritable quête identitaire et volonté d’aider une communauté dont il fait partie intégrante, le tournant qu’a pris la carrière de Hideaki ANNO en 1995 se concrétisera en 2000 avec la sortie de Shiki-Jitsu en devenant un profond retour sur soi puis évoluera en une allégorie de candide et survitaminée de celui qu’il a été depuis 10 ans avec la sortie de 2004 de Cutie Honey.
Critique issue d'un dossier dédié à Hideaki ANNO dans le webzine Journal du Japon