Rocco et ses frères, immense fresque familiale de trois heures, se révèle être une merveilleuse réussite de la part du virtuose du cinéma italien, Luchino Visconti. On associe un grand soin porté à la réalisation avec une richesse matérielle en termes de contenu cinématographique, afin de donner place à une alchimie éclatante qui laisse inévitablement des traces dans la mémoire après l'avoir contemplé.
Si le film est si prenant, si intense et si marquant, c'est notamment grâce au fait que tous les personnages qui nous sont présentés sont intéressants, même ceux qui semblent être effacés pendant la bonne moitié de l'histoire, ce qui est le cas du personnage de Ciro par exemple, qui se révèlera finalement être le plus lucide et le plus clairvoyant de la fratrie sur les enjeux qui vont opposer certains frères. Pourtant, au début du film et au vu de la personnalité si introvertie et discrète de Rocco, tout nous laissait croire qu'il allait être ce personnage essentiel à la bonne unité de la structure familiale, une sorte de héros sauveur de l'humanité compte tenu de la situation vécue par son autre frère Simone, qui devient de plus en plus préoccupante à mesure que le récit ne cesse d'avancer.
Pour dire un mot sur Simone, c'est un personnage assez intéressant à étudier. Est-il fondamentalement empreint d'une jalousie maladive qui l'a poussé à commettre un tel acte ? A t-il un fond profondément égoïste et violent qui se dévoilera à mesure que ses premières petites gloires apparaîtront ? A-t-il tout simplement été victime de cette gloire et de la protection de ses intérêts particuliers ?
On peut émettre bien des hypothèses sur sa descente aux enfers, émettre différents niveaux de lecture, que ce soit social, psychologique, etc. Ce qui est sûr, c'est que Visconti a bien mis l'accent depuis le départ sur la situation extrêmement précaire de cette famille, ces derniers vivent et dorment presque dans la même pièce pendant un long moment sans réellement avoir de situation complètement stabilisée, en témoigne la confrontation des deux mondes comme scène d'ouverture du film (magistrale elle aussi). On peut donc penser que Simone a été aveuglé par cette soif de liberté, jusqu'à rapidement se mettre à voler pour vivre de façon aisée et tranquille, ce qui se retournera inévitablement contre lui.
Il y a également le problème que posera cette femme, Nadia, dont il est tombé éperdument amoureux sans jamais savoir comme s'y prendre réellement avec elle. Evidemment, après une rupture qui aurait dû définitivement mettre un terme à leur relation, Simone n'oubliera jamais cette femme, elle sera donc l'élément essentiel du drame familial, lorsque celle-ci tombera amoureuse du frère de Simone, Rocco. Nadia et Rocco semblent tellement bien ensemble mais ce bonheur ne peut être que de courte durée, au grand désespoir du spectateur impuissant. Le final entre Nadia et Simone est tout simplement déchirant et une nouvelle fois incroyablement bien mis en scène par Visconti, crevant de réalisme d'une dureté implacable.
Visconti ne cède nullement à la facilité dans ce qu'il construit au travers de son histoire, et je pense que c'est l'une des principales qualités du film. En effet, le personnage de Rocco, par sa bonté presque christique et maladive, a finalement précipité la catastrophe à venir. C'est peut-être le personnage central du récit, mais il n'en demeure pas moins faillible sur bien des plans, tout comme son frère devenu ennemi, Simone, qui lui est un problème beaucoup plus visible et prévisible dès le premier quart du film.
Rocco a intégré l'idée qu'il avait une mission à accomplir, à savoir, sauver son frère coûte que coûte même si cela nécessite d'immenses sacrifices qui finalement seront vains compte tenu de la situation qui appelait une toute autre forme de réaction. Ciro assistera impuissant face au sacrifice perpétuel de Rocco, la discussion finale entre Ciro et Luca (le plus petit des frères) est admirable en ce sens car on comprend bien où Visconti a voulu nous amener depuis le départ. Effectivement, la bonté absolue n'est pas du tout la bonne démarche à suivre, car c'est une naïveté qui comme sa définition l'indique, est dépourvue de clairvoyance, ce qui peut finalement "faire plus de mal que de bien" si l'on en reprend cette expression triviale de la langue française.
Cette histoire est donc brillante à tout point de vue grâce à un travail minutieux de la narration et l'évolution de la situation des différents personnages comme je l'ai dit précédemment, mais tout cette sève est portée par une esthétique très impressionnante, avec de nombreuses utilisations de gros plans pour capter toute l'intensité et les non-dits des situations vécues par les différents personnages, c'est donc aussi pour ça que le film est hautement resplendissant. Il y un réel soin apporté à la mise en scène, ce qui donne des souvenirs remarquables tout en contribuant à renforcer la puissance artistique de certaines séquences. Alain Delon et Annie Girardot ont rarement été aussi bien mis en lumière au cinéma qu'à travers ce travail sublime de photographie en noir et blanc.
Il y a indéniablement du Dostoïevski dans ce film. J'ai vraiment eu l'impression de retrouver certaines ambiances présentes dans des livres comme Crime et Châtiment, de L'Idiot ou encore des Frères Karamazov, notamment dans la façon dont les évènements se déroulent sous nos yeux ébahis et impuissants en tant que spectateurs, annonçant progressivement la situation dramatique, voire tragique à venir. Ainsi, Rocco, sur certains points, peut nous rappeler le personnage du prince Mychkine dans L'Idiot, ou encore celui d'Aliocha dans Les Frères Karamazov. C'est d'autant moins surprenant de dresser de tels parallèles avec cet écrivain lorsqu'on sait que Visconti, trois ans auparavant, avait adapté une nouvelle de celui-ci, intitulée : Les Nuits Blanches.
Et puisque l'on évoque les influences subies par ce film, il faudrait peut-être également mentionner ce qu'il a permis d'influencer, et à mon sens, un rapprochement peut être effectué avec Le Parrain de Coppola, autre fresque familiale majeure du septième art, sortie douze ans plus tard.
En effet, à travers le développement de la famille (l'importance qui lui est accordée, la volonté de préserver des relations saines, etc.) et l'impasse aboutissant à une conclusion tragique, on ne peut oublier cette possible mise en relation avec certaines séquences du Parrain I et II. Loin d'affirmer que l'histoire se ressemble en tout point (ce qui n'est pas le cas), on peut au moins remarquer des traits communs entre ces deux films. Du moins, si l'on a apprécié Le Parrain pour tout ce qu'il met en place, il est fort possible que l'on ne sorte pas indemne non plus de Rocco et ses frères.
De plus, on repère également une inspiration musicale à travers les brillantes compositions originales de Nino Rota, qui s'impose définitivement comme l'un des plus grands compositeurs de musique de films dans l'histoire du cinéma. Inéluctablement sur ce point, on retrouve une ambiance proche de celle atteinte dans Le Parrain au niveau des nombreuses sonorités musicales qui accompagnent cette œuvre bouleversante.
Pour conclure, je dirais que Rocco et ses frères développe une très impressionnante analyse des comportements humains, en accentuant le trait sur les conflits psychologiques intérieurs qui tourmentent les différents personnages, le tout mené avec une grande virtuosité formelle, et de façon globalement intelligente, méticuleuse, fine et remarquable. Un travail d'artiste, et si nous allons même plus loin, de grand maître à n'en pas douter.
Pour toutes ces raisons, je considère ce film comme étant un chef-d'œuvre du septième art sur lequel il n'est pas permis de faire l'impasse selon moi.