Les suites des aventures de l'Italian Stalion, parfois bariolées jusqu'au mauvais goût, ont fait passer les "Rocky" pour autant de célébrations bourrines de la testostérone comme l'Amérique des années 80 savait si bien nous en proposer. Pourtant, le premier volet de la saga est avant tout un uppercut puissant dans sa critique sociale. En adaptant l'histoire vraie de Chuck Wepner, il brosse un tableau aride de la misère urbaine et un portrait sans concession d'un stakhanoviste de la lose. Souvent juste, déroulant quelques scènes terriblement touchantes, ce film est bien loin de correspondre à sa réputation.
The American Jesus
Le plan d'ouverture, long dézoom qui nous fait descendre d'une contemplation christique à la tourbe d'un public beuglant autour de Rocky et son adversaire qui titubent sur l'arène, est déjà riche de sens. Tout d'abord, l'idée de l'incarnation: Rocky à la manière du Christ, est venu partager les peines des hommes en encaissant les coups de son adversaire et les quolibets du public. En descendant, la caméra l'emmène du ciel vers ce monde de douleur. Ensuite, le message christique: Rocky porte la parole du seigneur aux hommes: "Les premiers seront les derniers". En étant choisi pour combattre Apollo Creed, il deviendra le symbole de ce renversement de la providence. Enfin, le Jésus de ce premier plan est représenté tenant à la main le Saint Calice. Ce Saint-Graal revêt de multiples significations: il est celui que Rocky va toucher, signe prémonitoire de la fin de son supplice. Il est aussi l'oeuvre d'un charpentier, coupe inélégante façonnée grossièrement. En cela, il représente le style de Rocky, boxeur laborieux contraint de s'accrocher à son adversaire dès la première scène, dont le salut passera par l'acharnement pénitentiel plutôt que par le talent brut.
Le lièvre et la tortue
La suite du film se caractérise par une réalisation plus naturaliste, sobre, qui se contente davantage de servir la narration. Mais la symbolique ne disparaît pas pour autant. A commencer par la rue dans laquelle habite le héros, avec ses escaliers doubles à l'entrée de chaque immeuble qui constituent une image architecturale de sa carrière en dent de scie. Une image qui s'effacera au moment où Rocky gravit finalement les "Rocky steps". Stallone campe dans ce film un héros de l'effort, de la persévérance. Jusque dans ses animaux de compagnie, Rocky est du côté de la tortue plutôt que de celui du lièvre.
Il est aussi progressivement installé comme victime d'un sport dénaturé par le marché. En arrivant au gymnase, son casier a été attribué à un autre boxeur, jugé plus prometteur. Sa propriété, dernier avantage libéral dont il bénéficiait, lui a été confisquée par un manager soucieux de rentabilité.
La célébrissime scène d'entrainement dans la chambre froide n'est pas non plus anodine. En montrant un Rocky qui s'acharne jusqu'à l'épuisement sur des carcasses, Stallone renforce l'aspect carnassier que sa mâchoire agressive donnait déjà au personnage. Mais il dénonce aussi une boxe moderne qui réduit les combattants à des tas de viande contraints à s'affronter sans retenue comme autant de bêtes appelées à finir leur trajectoire pathétique dans un abattoir.
America! Fuck Yeah!
Ce n'est d'ailleurs pas par hasard si c'est finalement ce même abattoir qui sponsorise Rocky pour son combat avec Creed! Là où le champion en titre arrive déguisé en Oncle Sam, avec une perruque qui fait de lui un nouveau George Washington, Rocky lui oppose la réalité d'une Amérique prédatrice où les hommes s'affrontent dans un cadre social qui les réduit en viande hachée.
Cette critique du sport-spectacle est explicitée par la phrase de l'entraineur de Creed, qui entre deux rounds s'exclame: "He doesn't know it's a damm show! He thinks it's a damm fight! "
Né comme une critique du sport-spectacle et une dénonciation de la misère urbaine, Rocky a pourtant fini par devenir un symbole reaganien, au fil de suites souvent mal inspirées. Parallèle à la montée en puissance de Stallone comme action-star, un décalage s'est installé entre la réalité du film et son image. Et paradoxalement, la première scène était déjà une prémonition de cette réception malencontreuse. En filant la métaphore christique, on peut voir en Rocky un messie dont la parole restera à jamais incomprise; ses spectateurs préférant voir en lui une icône de héros américain retournant inlassablement sur le ring pour fracasser des adversaires slaves plus clichés les uns que les autres plutôt que le travailleur acharné, laborieux, peu doué, minable, qu'il campait. Force est de constater le talent de la société américaine pour retourner une critique virulente en célébration du mythe du self-made man!