Depuis la mort de François Truffaut et la disparition progressive de la Nouvelle Vague, souvent rejetée par ses petits-enfants, Arnaud Desplechin est le cinéaste français par excellence de l’intimité romanesque. Loin d’aligner les titres au gré des circonstances et des opportunités, il a bâti une œuvre entière, féconde, exigeante mais accessible, solitaire mais densément peuplée, et élaboré un territoire personnel lui donnant toute latitude pour se livrer aux expériences aventureuses d’une recherche tous azimuts. Avec Rois et Reine, son sixième film, il quitte les affres de l'intersubjectivité (des personnages entre eux ou avec lui) et entre dans le domaine plus aéré et plus vertical des fonctions et des rôles. Les cartes sont redistribuées. Chacune n'est étalon que de sa propre valeur. Il dispose sa reine telle un soleil noir irradiant au centre de l’échiquier et fait graviter autour de cet astre trois rois qui conservent du jeu originel, outre leur médiocre rayon de déplacement, le triste privilège d’attendre et de personnifier l’implacable sanction du mat. La reine, c’est Nora, dont la voix enserre l’intrigue dans les sortilèges amèrement victorieux de la femme. Les rois prennent la forme des principaux avatars masculins, sous les auspices du père (Louis), du fils (Elias) et du Saint-Esprit, lequel, réalisant l’union des trois en un, se décompose lui-même en différentes incarnations : la solidité rassurante et sérieuse (Jean-Jacques), l’incapacité burlesque (Ismaël) et l’effusion mortelle (Pierre). La construction narrative s’articule selon une division en deux récits, le premier tragique, le second comique, disposés physiquement et métaphysiquement l’un contre l’autre. De la lumière qui va s’assombrissant à la chute qui débouchera sur une régénération, Desplechin observe ces trajectoires distribuer leurs paradoxes, leurs convictions et leurs incohérences. Soit une double image de l’existence qui échappe à la logique pour recréer l’équité entre ceux qui subissent et ceux qui décident.


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Du côté de Nora campent la contenance inexpugnable, la souveraineté du désir, le monde plié à une volonté opiniâtre. Quelque chose comme une inflexible vulnérabilité pourrait contribuer à la définir. Cette galeriste d’art, qui a toujours vécu dans le simulacre du contrôle, va bientôt perdre sinon son aura, du moins ses certitudes et sa sérénité. D’un premier amour, suicidé devant elle et dont le fantôme souriant la visite, elle a gardé envers et contre tout l’enfant. D’un deuxième, avec qui elle a vécu pendant huit ans, elle a fait pour cet enfant un père putatif, avant de le crucifier. D’un troisième, qu’elle s’apprête à épouser pour la seule sécurité qu’il lui apporte, elle tire la force d’accompagner son géniteur au trépas, vieil écrivain terrassé par un cancer foudroyant. Dès l'instant où elle décline nom et qualités face à la caméra, son visage adresse à tous une manière de défi. Elle ne se laisse jamais abattre, encaisse, traverse les épreuves avec aplomb, digère en direct ce qui lui arrive. Toute de vaillance sèche, elle montre la toute-puissance d'endurance et d'acquiescement de la passivité féminine. Le commerce qu’entretient avec le monde Nora, déesse tour à tour dispensatrice de vie et de mort, procède à la fois d’une grande solitude et d’une nécessité qui semble défier, au prix du sacrifice d’autrui, la loi commune des hommes. Cette aveugle mission trouve son acte d’accusation le plus terrible dans le tapuscrit laissé par Louis, un réquisitoire dont la teneur effrayante ("Je voudrais que tu meures à ma place") inverse, en le surpassant, le scandale de la célèbre lettre au père de Kafka. Portrait sans appel dont il fait la lecture d’outre-tombe, dans une pièce dépouillée et tendue d’anthracite. Ses mots laissent sur le ventre de sa fille une meurtrissure comme provoquée par l’horreur des paroles, expression visible d’une intériorité affectée, voire infectée, qui inscrit à la surface de la peau nue une véritable plaie du sens. Et elle devra brûler ces pages pour pouvoir enfin renaître.


Sur ces entrefaites, histoire de relâcher un peu la pression, voici Ismaël, altiste bohème enfermé depuis des semaines dans son appartement-capharnaüm, devant une corde qui pend au milieu du salon. Luttant contre l’attachement (à la loi du fisc, de sa famille, de ses amours et de ses cauchemars éveillés), il se fait cueillir par Prospero et Caliban (coucou Shakespeare), deux infirmiers patibulaires mais très affables, qui l’embarquent illico chez les zinzins. Camisole de force, séance de musicothérapie, happening hip-hop, drague éhontée des infirmières, pétage de plombs devant la thérapeute, échange autour d’un pétard avec une étudiante en chinois mutine et neurasthénique : tout ici se transforme en fantaisie exubérante et échevelée. Qu’Ismaël soit plus heureux dans sa déchéance qu’un poisson dans l’eau n’exclut toutefois pas sa part d’ombre et de souffrance, au même titre qu’une lumineuse douceur éclaire l’inexorable parcours de Nora. Car c’est bien sa sœur, hystérique bien plus ravagée que lui, et un proche, ivre de jalousie et de rancœur, qui ont recouru à la procédure d’hospitalisation pour l’envoyer à l’asile. De même, c’est bien son vieux père qui lui donne encore des leçons de bravoure, de force physique, d’amour et de dignité. Tout épicier qu’il soit, capable de défendre sa boutique contre trois braqueurs avec la décontraction et l’efficacité stoïques d’un Harry Callahan, la stature de celui-ci demeure incommensurable aux yeux de notre protagoniste. A priori pris au piège, mais bien sûr moins "fou" qu’on pourrait le croire, Ismaël est un histrion kamikaze, un intello lunaire travesti guignol, un héros à ras de terre, petite frappe en pourpoint de mousquetaire. Irrésistible de drôlerie, excentrique mais aussi philosophe, il progresse (par la déclamation, l’emphase, l’esclandre) vers l’acceptation de soi, c’est-à-dire la sagesse. Et pour interpréter ce personnage de ludion fantasque, il fallait bien la flamboyance étourdissante de Mathieu Amalric, prodigieux comme jamais.


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Si Nora est une reine isolée en son royaume personnel, Ismaël est donc un monarque joyeusement bouffon. Claire et nette, la ligne de partage déterminant les flux contraires de Rois et Reine adopte la répartition sur laquelle s’organisait le Crimes et Délits de Woody Allen. Une scène pour elle, une scène pour lui, et pas plus de deux ou trois rencontres entre eux. Contenance de Nora, outrance d’Ismaël. Contrôle, furie. Win, lose. Il ressort de ces trames parallèles deux conceptions du monde : Nora choisit l’épreuve de force avec le destin, Ismaël préfère la liberté de l'esquive. Elle cherche illusoirement à s’inscrire coûte que coûte dans le réel ; lui, en constante représentation, refuse de s’y inscrire. L’une plonge, s’immerge, embrasse la vie dans son adverse virulence, défend comme une louve l’objectif qu’elle se fixe. L’autre se déplace, renvoie toutes les responsabilités comme des balles au rebond. Entre la guerrière et le clown, entre ces deux stratégies de survie, le film ne tranche pas. Il s’agit pour Desplechin de préserver la dignité du regard, donner à chacun sa chance, célébrer l’ambigüité de l’existence d’autant plus fort qu’on aura reconnu la mort comme sa plus fidèle compagne. Leurs chemins se croisent lors de la demande que fait Nora à Ismaël d’adopter son fils, formalisant un motif lié davantage au roman qu’au délire des origines. Elle essaie ainsi d’obstruer la ligne de fuite de celui-là même qu’elle a éconduit pour rejoindre l’éther bourgeois. La réponse d’Ismaël, apportée lors d’une visite au Musée de l’homme, est superbe. Il explique à Elias qu’il ne sera pas son père, qu’ils ont été amis et ne le seront plus. Qu’à lui s’offre, loin de tout ce que connote Nora, une franche hypothèse de vie. Il donne au petit garçon ce qu’il lui demande, prend en compte ce que, parvenu à l’âge où l’on recompose le récit de son propre passé, il croira avoir toujours voulu. Et c’est en l’assurant de sa présence-absence qu’il lui procure la possibilité de recomposer son arbre généalogique.


Aspirant dans un tourbillon virtuose ces fondamentaux universels que sont l’amour, le deuil et la filiation, tout en explorant les nappes phréatiques d’un inconscient bien costaud (traumas, rancœurs, refoulements), le film est emporté par un souffle qui le rend incroyablement vif, léger, ludique, cocasse et ouvert. Si, avec la partie consacrée à Nora, Desplechin aiguise des traits familiers (flashbacks, onirisme discret, brusque retour de théâtre), celle dédiée à Ismaël emporte très loin et favorise des décentrements qui confirment que, de toutes les ruses de l’orgueil, la farce reste la plus ingénieuse. Ajustant le risque de son imposture à celui du héros, il peut s’avancer confiant, tout à l’ivresse de ce qu’il tente. Ainsi par exemple de l’avocat séfarade d’Ismaël, totalement speedé, camé jusqu’aux yeux, qui arpente la pharmacie comme un Franprix de la défonce gratuite mais se montre toujours respectueux du shabbat — on se croirait alors catapulté chez les frères Coen. La mise en scène est heurtée par des coupes, bousculée de syncopes. Les courts-circuits entre pathétique et comique se nourrissent d’errances borderline, de vertigineuses failles d’angoisse (la sœur de Nora, en perpétuel exil), de seconds rôles complètement allumés (endossés avec jubilation par Hippolyte Girardot et Noémie Lvovsky). Les multiples allusions mythologiques (Léda et Zeus, Hercule domptant le taureau de Crète…) génèrent à la fois un jeu et un mystère. Et l’humour avalise tout, qu’il soit caustique (Catherine Deneuve se fait copieusement traiter de connasse), surréaliste (la virée d’Ismaël chez sa psy) ou possiblement juif (selon l’axe Kafka-Philip Roth). Comme si quelque chose du secret de la période classique était redécouvert par un grand film moderne, comme si le rire et les larmes, l’innocence et la sophistication, l’émotion et l’intelligence, la cruauté et la délicatesse avaient enfin retrouvé une demeure pour cohabiter. Telle est la matière foisonnante, sensible, ubuesque et poignante de cette œuvre arlequin, sur le fil du funambule entre loufoquerie et gravité, qui revendique son droit au coq à l'âne en forme de tête à queue. Mais Rois et Reine n'est pas qu’une partie d'échecs, il est tous les jeux à la fois. De dames, et comment ! De nain jaune, ô combien. Chacun peut y tenter son propre coup de dé. C'est la méthode Desplechin : nous guider comme il faut et, au moment du saut dans le vide, nous lâcher la main. Cette générosité et cette confiance sont rares, le bonheur qui en découle également.


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Thaddeus
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le 15 sept. 2019

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