Il est extrêmement difficile de parler de Rotting in the Sun. Déjà, parce que ce serait prendre le risque que de gâcher le déroulement d’un film véritablement imprévisible. Mais aussi, et surtout, parce que c’est un texte d’une densité assez incroyable. Chronique sociale de l’exploitation de la classe populaire mexicaine, comédie gay et paillarde, drame romantique sur un amour impossible, satire sans merci de la création artistique dans un anthropocène débile, ou thriller horrifique et existentialiste sur la pulsion de mort qui semble tous nous traverser ?
Oui. A toutes les définitions.
S’il on est légitimement en droit de saluer Sebastian Silva pour arriver à tirer une forme et un propos cohérent de ces lasagnes sémiotiques, ça ne facilite pas pour autant la tâche du critique. Mais soit.
Mise en contexte – Silva est un réalisateur originellement chilien, mais dont les films récents traversent allègrement les contrées et jouent justement du choc des cultures, qui fut révélé en 2010 par son travail sur le film Les Vieux Chats. De ce drame social sinistrissime (auquel je peux a posteriori trouver de nombreuses qualités, mais qui fut un repoussoir de choc lorsque je le vis à sa sortie pendant mes années lycée), il tira une carrière qui penche beaucoup plus vers le suspens et un certain sens du réalisme magique. On est jamais vraiment dans le cinéma d’horreur, mais on ne s’en éloigne jamais trop – voir par exemple Magic Magic, un (excellent) film où une jeune fille jouée par Juno Temple, lors d’un week-end entre amis au sud de la frontière mexicaine, s’enfonce de plus en plus dans un épisode psychotique, ses amis incapables de la comprendre ou de l’aider.
Après une longue série de films aussi obscurs que cultes, et très difficilement visibles sous nos vertes contrées (sans MUBI point de salut, et même avec c’est pas évident), il réalise donc ce Rotting in the Sun. Un film où il joue son propre rôle : un artiste en double crise, d’inspiration et existentielle, qui passe son temps à jouer avec l’idée du suicide sans qu’on sache très bien si c’est sérieux, et à se bourrer le pif de tranquillisants à chevaux, en bon homosexuel. Qui rencontre sur une plage naturiste Jordan Firstman, influenceur vulgaire (joué par Jordan Firstman, influenceur un poil moins vulgaire et scénariste pour Marvel), qui lui propose de travailler sur un projet. Troisième élément du triangle : la femme de ménage de l’immeuble où vit Sebastian, Véro (jouée, excellement, par la seule actrice professionnelle du film), exploitée par tout le monde mais fascinée par cet artiste qu’elle sert. Les trois sont sur une trajectoire de collision, qui va, évidemment, mal finir.
(Le divulgâchage commence maintenant - )
Il y a une longue tradition de la pulsion de mort dans l’imaginaire homosexuel. Lee Edelman, dans son livre No Future – Queer Theory and the Death Drive, théorisait que, lorsqu’on élimine la reproduction biologique de l’imaginaire symbolique, reste une espèce de béatitude face à la mort, à la destruction, à l’entropie. Il y a l’explication plus simple mais évidente que l’apocalypse du SIDA n’est jamais que trois décennies derrière nous, et que les ondes de choc psychiques qu’elle a provoqué mettront probablement un bon siècle au moins pour disparaître. D’où toute un corpus d’art sur les liens entre désir et danger, identité et anéantissement – récemment, l’excellent film Sequin in a Blue Room pourrait en être un parfait représentant. Rotting in the Sun, contrairement aux apparences, n’appartient à se groupe que de manière distante. Son personnage « principal », Sebastian, patauge certainement dans l’entropie et la décomposition, oui. Tant et si bien qu’il voit tout sous cet angle : la première moitié du film montre à quel point il projette son dégoût sur tout et tout le monde. Les corps nus des homosexuels sur la plage, un chien qui mange ses propres crottes, les mendiants errant dans les squares – tous pareils, tous pourris. Il parle de suicide – on ne saura jamais vraiment s’il pense au suicide. Mais c’est une pose utile. En se figeant dans le malheur, il échappe à sa condition d’être humain, il est meilleur que tous les autres, et n’a pas à faire quoique ce soit, à évoluer, à changer.
Le personnage de Jordan, à cet égard, est fascinant. Il pourrait être une parodie très creuse de l’homo numericus (… jeu de mot !) moderne, rivé à ses stories Instagram, vomissant un jargon californien à longueur de phrase, capable de séduire tout le monde mais vivant une vie vide, terne, sans aucun sens. Mais ce n’est pas le cas. Déjà parce que Jordan, l’acteur, est assez talentueux pour que le désir de son double fictionnel pour les fêtes et le sexe apparaisse comme un vrai élan vital, et non pas juste une recherche mécanique de plaisir. Mais aussi parce que le personnage est capable, au fond, d’une véritable empathie. Il a vu les films de Sebastian, il les a aimés, il veut travailler avec lui ! Rien de compliqué, juste une vérité simple, née d’une admiration sincère. Et Sebastian est presque prêt à céder, à s’ouvrir enfin au monde, quand soudain …
Là surgit le vrai thème du film. La communication – plutôt, plus précisément, l’impossibilité de communiquer. Les mots, l’art, et le potentiel de transformation, de transcendance qu’ils portent en eux, n’arrivent jamais au bon moment. Sebastian, l’artiste, est étranger à l’art, étranger à la vie. Véro, qui voudrait donner un sens à sa vie en se mettant au service de l’artiste, tue ce dernier. Et Jordan tombe amoureux, mais ne connaît pas le langage de l’amour : lorsqu’il commence à le découvrir, il est déjà trop tard.
Un autre élément que les personnages ne peuvent pas décrypter : cette idée indistincte de destinée qui plane au-dessus du film. Ils remarquent, à plusieurs reprises, des coïncidences étranges : Sebastian et Jordan qui se rencontrent en manquant tous deux de se noyer sur la plage ; plus tard, le taxi qui amène le frère de Sebastian à l’appartement est aussi celui que doit prendre Vero pour rentrer chez elle. Le monde, ou dieu, semble murmurer quelque chose à leurs oreilles, mais ils ne savent pas interpréter les signes (si Sebastian croyait au destin, il n’aurait peut-être pas appelé la mort avec tant d’entrain – il se trouve qu’elle répond), et sont donc condamnés à répéter les mêmes schémas. Le film s’ouvre et se ferme dans le même parc. La séquence, en milieu de film, où Véro, après avoir accidentellement causé la mort de Sebastian, se retrouve à devoir assister au quinzième anniversaire de sa nièce, fait directement écho aux orgies nudistes sur la plage : dans les deux cas, un personnage est invité à une fête, mais ne peut jamais rejoindre les célébrations, prisonnier tant d’angoisses que d’un certain sens du devoir et de la circonstance. Quant à Jordan, il se retrouve devant le double de Sebastian – son frère – mais trop tard, et aucun coup à la Vertigo ne peut empêcher le mal-être de l’artiste de s’étendre, de tout contaminer. La putréfaction, le nihilisme de ce no future gay s’étend comme une maladie sexuellement transmissible à travers le Mexique (Véro ne couche certes pas avec Sebastian, mais sa dévotion n’est pas dévouée d’une certaine composante érotique). Pas étonnant que le film convoque dès sa première séquence cette idée de contamination et de mort, à travers l’image du zombi, en montrant une musicienne de rue chanter la fameuse chanson des Cranberries dans le parc.
La façon dont le film interprète ce nihilisme est assez fine. On est ni dans une dimension purement existentialiste, qui risquerait trop vite de donner raison au personnage (tout de même assez détestable) de Sebastian, ni dans un côté purement social qui risquerait de réduire tout le récit à un misérabilisme assez condescendant. La difficulté de l’existence de Véro est évidente, et soulignée par le film, en particulier en la contrastant avec la richesse obscène de Jordan. Mais, chacun de leur côté de l’échelle sociale, ils semblent tous deux trouver un certain équilibre psychique, qui n’est peut-être pas le bonheur, mais qui s’approche à peu près de la satisfaction (Sebastian, sûrement, qualifierait cette satisfaction de bêtise et de naïveté, mais c’est bien pour ça que le film le bute à mi-chemin). C’est leur entrée dans le monde et dans la tête de Sebastian qui précipite leur chute. Véro tue et dissimule, et ce faisant perd son plus grand appui financier, risquant de basculer à jamais dans la misère. Jordan se rend compte de sa propre vacuité, mais n’obtient pas en échange le langage, artistique ou amoureux, qui lui permettrait de la convertir en quelque chose de plus précieux. Ils mettent tous les deux le doigt dans l’engrenage, et ne peuvent jamais s’en extirper. Pas même par la confession (avec toutes les connotations narratives et religieuses de cet acte). L’auto-critique de Jordan est immédiatement assimilée par le système médiatique dont il fait partie : sa peine, son amour, son traumatisme, deviennent immédiatement plus de contenu ; l’aveu de ses propres échecs un simple hashtag. Et la confession de Véro est condamnée à n’être jamais entendue, mutilée par la barrière du langage et des inaptitudes de Google Traduction.
Dans les deux cas, on remarquera que la technologie joue un rôle important (comme d’ailleurs dans les scènes de discussion avec les services de streaming, qui égalent largement celles que Nanni Moretti a pondues dans son dernier film) – l’engrenage susmentionné est un petit peu celui du "doomscrolling", cette pratique qui consiste à sauter d’un contenu internet à un autre pour nourrir le feu d’une dépression, d’un sentiment d’apocalypse imminent. Une pratique mise en scène à plusieurs reprises lorsqu’on suit le personnage de Sebastian, qui se retrouve plusieurs fois à regarder des vidéos à la chaîne sur son téléphone. La technologie instrumentalise ce nihilisme qui se terre en nous, le diffuse, l’augmente, jusqu’à ce que tous les personnages se retrouvent malades, infectés par ce destin funeste, ce "doom".
Il y a quelques moments d’espoir. Dans les interactions entre Jordan et Véro, notamment. Tous deux endeuillés, incapables de se comprendre, mais qui, parfois, sont capables d’une grande empathie l’un envers l’autre, surtout pendant cette très belle scène où il la console alors qu’elle fond en larmes. Reste à voir s’ils résistent à l’avancée, inexorable, d’un fatalisme numérisé et rampant. Les chances ne sont pas de leur côté. Mais qui sait ? C’est le genre d’incertitudes que savent ménager les grands films, après tout.