La géométrie de l’espace
Le générique d’ouverture annonce un film dirigé et non pas réalisé. Arnaud Desplechin, de même qu’il oriente le pas de sa caméra vers les fossés de Roubaix, dirige les spectateurs vers l’extinction finale du suspens et les acteurs jusqu’à la résolution de leur partition criminelle. Le (dé)placement des corps et du décor vise à reproduire la scène vivante du fait divers entendu par le réalisateur dans sa ville de cœur. En conduisant les acteurs vers leur transformation physique (Sara Forestier méconnaissable), Desplechin révèle la stupéfiante vérité du témoignage des habitants ; cabossé, usé et harcelé par la vie rude des regrets, le langage du commun universel s’exprime à l’intérieur des pièces familières de la maison du cinéaste – originaire de Roubaix – pourtant agencées comme un labyrinthe.
Cette extraction hors du contexte contemporain (le fait divers brut) est l’expression d’un objet sous contrôle et en même temps tellement aléatoire (son déterminisme). C’est pourquoi la reproduction fidèle des procédures d’interrogation, d’enquête et de scène de crime s’accompagne d’une rupture fréquente de la linéarité ; les changements de plans et les sauts temporels à l’intérieur des scènes évoquent les changements de perspective et la diversité des angles de vue privilégiés par Desplechin. Ainsi peut se comprendre le plan final du cheval de course arrêté à la fin du film, chronophotographie suspendue dans l’espace de son cadre.
La perspective dans le cinéma de Desplechin
La perspective comme point de repère est un problème central dans l’œuvre de Desplechin qui cherche à découvrir et à différencier ce qui se trouve sous la ligne de flottaison/d’horizon et ce qu’il y a au-dessus. Les personnages (vivants, morts) se placent successivement à différents endroits selon la façon dont on les regarde. La perspective est une visualisation de l’espace, une conception du monde qui peut brusquement entrer dans le cadre qu’on lui fixe. Il n’y a pas une mais de très nombreuses perspectives (ici des perspectives urbaine et sociale) et surtout la perspective vertigineuse des sentiments. Dans ce cinéma spatial cohabitent différents niveaux de réalité unis autour de perceptions et de connexions mentales (association de plusieurs angles réflexifs introduits par la série de témoins).
Roubaix, ville ouverte
Comme dans le film de Rossellini (Rome, ville ouverte), Desplechin propose un mode d’exposition et un processus d’appréhension d’une donnée historique dramatique (la réalité d’une ville détruite par le chômage et la pauvreté). Alors que le réalisateur mettait en scène dans ses précédents films les évocations et les troubles entamant le processus mémoriel d’individus (notamment avec la figure de Paul Dedalus), il convoque ici une ville entière qui se réduit à ses enfants. Le film les enferme en produisant une documentation tournée vers l’intérieur – tous les personnages se tournent vers eux-mêmes sauf le commissaire, impérial. Le « pourquoi » s’efface devant le « comment » (évocation d’histoires particulières) et avec lui les statistiques et les événements historiques (chaque arrestation entre dans l’histoire du commissariat).
La férocité du combat de rue traduit la diversité du quotidien et la noirceur du désir contraint (la bataille pour survivre) avant de se réduire à l’affaire du seul crime. Les menaces extérieures, prises au vol par la caméra qui filme les groupes de jeunes dans la rue, défilent pour concentrer l’action sur la lumière qui brûle (dès l’introduction avec cette voiture en feu). D’une certaine façon, l’expérience de la confrontation s’accompagne du rapport au texte lu par le jeune lieutenant envoyé volontaire dans cet enfer.
L’extinction du domaine de la lutte
Dans la familière étrangeté d’une ville (berceau) devenue tombeau (le nouveau-né mort avant d’avoir pu être reconnu et aimé), Desplechin déploie un jeu de contrastes où se confondent la puissance matérielle du geste entamé, du regard appuyé et du souffle humide en perdition. Cette puissance contemplative est particulièrement belle à l’intérieur du couple Seydoux-Forestier. C’est par une esthétique de l’intériorité que Desplechin parvient à capt(ur)er – saisir et retenir – le sens dévoilé par le regard attaché à la régularité du passage (circulation des figures familières dans l’espace). L’orange enrobe et le bleu magnétise. Ces deux teintes symbolisent la proximité des corps et la tendresse de la violence arrachée à la rue. Car dans Roubaix, une lumière se succèdent comme par contraste les oppositions dénaturées : la ville enlaidie devient lumineuse (‘visions de la ville laide’) et les personnages sombres irradient le monde extérieur (‘perceptions sensibles des vivants’). Dans la ville sans envie et sans désir survit pourtant le régime de l’espérance.
La justice du roi Salomon
L’utilisation de sa maison familiale à la fois comme matrice et point d’ancrage permet au réalisateur de montrer la révolte de son cœur attaqué. Desplechin part d’une situation étagée (commissariat, affaires criminelles) pour descendre vers la chambre de l’enfant, laissant apparaître le sens du mot radical (ici l’essence de la chose urbaine, le principe fondamental à l’origine du phénomène social). Le cinéaste convoque en un sens la justice de Salomon. Aux fantômes d’Ismaël (le fils renvoyé, l’héritier écarté) succède le règne du roi Salomon, qui divise et rend la justice sur l’univers envisagé (l’intérêt de l’enfant incarné par chaque nouvel accusé). La ligne de flottaison sur l’unité du corps social/urbain/physique est posée sur celle du corps de l’enfant en sursis. Hanté par une vision, celle de la représentation mentale de la scène, de la réalité abrupte de la ville en danger, la justice policière incarnée par le commissaire (splendide Roschdy Zem) finit par réussir à apaiser une certaine haine (réunion de la jeune fugueuse avec ses parents à la toute fin du film).