On pourrait croire que ce film est un miracle, mais ça serait ignorer tout le travail accompli par SS Rajamouli durant ces dix dernières années. Ca serait également prendre à la légère le niveau de maitrise de toute son équipe, qu’il s’agisse de la beauté de la photographie, de l’utilisation souvent très ingénieuse des effets spéciaux, de la qualité de l’interprétation, de la virtuosité de la mise en scène et, surtout, de la perfection d’un script tricoté avec une précision redoutable. L’engouement délirant qui a accompagné la sortie de RRR est bien à la hauteur de la réussite du film. Partout où il a été vu, il a soulevé un enthousiasme absolument délirant. Des images des cinémas où le film est projeté en Inde devant une foule déchainée, jusqu’à son accueil à Tokyo ou à Los Angeles, partout le public est en extase devant l’histoire de cette terrible amitié entre deux personnage que tout semble opposer.
Après avoir vu quelques films indiens, la première chose qui me surprend, c’est à quel point le film semble avoir été pensé pour son exploitation internationale, mettant en scène une intrigue vernaculaire évidente, mais pourtant totalement universelle, convoquant toute l’histoire du cinéma à grand spectacle. RRR semble puiser autant à la fontaine où se sont abreuvés des films comme Le Bon la Brute et le Truand, ou Conan le Barbare, qu’à son propre folklore, qu’il prend soin à toujours rendre accessible. Et il réussit cet exploit avec une maestria qui force le respect. En ça, RRR semble être l’aboutissement pour Rajamouli d’une vie entière vouée à la puissance du cinéma. Car ce film a beau raconter l’histoire fabuleuse de deux personnages qui vont, à travers les prémices de la lutte pour l’indépendance de l’Inde, accéder à un statut de mythe, il est avant tout une déclaration d’amour à cette puissance que peut développer le cinéma sur nos organes, pour l’œil, l’oreille, les tripes et le cœur.
On pourrait dire que la sympathie immense que dégage ce film émane déjà de la rigueur de ses images, de la façon dont Rajamouli peuple et compose ses cadres, pense sa mise en scène, de cette générosité offerte par le soin méticuleux apporté à tous les aspects de sa production. C'est simplement virtuose du sol au plafond, une débauche de moyens toujours justifiée, qu'il s'agisse d'agglutiner quelques centaines de figurants ou de jouer avec le numérique. À ce sujet, après avoir vu le film, allez voir l'épisode de Corridor Crew consacré au film et à la façon dont il utilise de manière ingénieuse cet outil ! D'une manière générale, l'utilisation des sfx est à l'unisson du reste. Et si parfois un animal semble "fake", la foi du metteur en scène dans la suspension d'incrédulité qu'il convoque permet de faire tout passer. Une leçon qui nous montre de amnière insolente que le cinéma peut s’accommoder d'un effet "visible", si la mise en scène est à la hauteur !
Mais ce qui m'a probablement le plus soufflé, c'est la façon dont Rajamouli fait feu de tout bois pour raconter son histoire, par le dialogue, par l'image et par la façon dont les passages musicaux participent à la narration. Ce sont ces idées de mise en scènes démentes et démesurées (la première grande bagarre est à ce titre une sorte de sommet indépassable, que le film va pourtant s'appliquer à constamment dépasser), ou par des idées plus subtiles. Comme lorsqu'un personnage observe la fenêtre de sa cellule dont on ne voit que les barreaux, tandis qu'un travelling avant change la luminosité du plan, nous révélant, in fine, ce qu'il observe. Comme lorsque les deux protagonistes se retrouvent à l'écran, séparés par du fil de fer barbelé. Comme lorsque le héros décoche une flèche enflammée et que le plan s'attarde une seconde sur l'arc une fois la flèche décochée pour montrer que la flamme est restée quelques instants dans son sillage, afin de nous faire comprendre, inconsciemment, comment cette flèche va embraser le cadre dans le plan suivant. Je ne vais pas tenter de faire la liste complète de ces idées brillantes, ça n'aurait aucun sens, c'est plutôt une activité pour les soirées passées en bonne compagnie à boire des coups et à se raconter le film.
Ce qui me fascine, et ce qui place RRR tellement au dessus de tous les blockbusters américains produits depuis tant d'années, c'est cette façon que le récit a de jouer avec le spectateur, son habileté à jongler avec les pay-in/ pay-off, afin de nous mener par le bout du nez, en ayant constamment une, deux ou trois longueurs d'avance. Quel film récent peut se targuer d'être, à ce point, imprévisible, alors qu'on sait évidemment que tout finira bien ! Les gens qui ont vu, et revu, et revu encore RRR n'oublieront pas ce putain de drapeau plongé dans l'eau, ils savent pourquoi ils capturent un tigre, ils sourient lorsqu'ils voient nos deux amis s'entrainer, l'un assis sur les épaules de l'autre. Etc...
Constamment surpris, on est embarqué dans un grand huit qui ne s'arrête jamais, qui pousse l'excitation en balançant des moments de gloire, des scènes spectaculaires qui semblent ne jamais s'arrêter et dont les conclusions délirantes nous propulsent systématiquement sur le prochain morceau de bravoure. C'est proprement prodigieux.
Et puis il n'y a pas que l'iconisation visuelle des personnages (la carriole enflammée, Bheem devant sa fontaine brisée, un tuyau dans la main...), même si je n'avais jamais rien vu de tel en la matière. Il y a aussi, et sutout, une maîtrise folle de ce que c'est qu'un mythe. À ce sujet, j'ai eu l'impression de voir le premier véritable héritier de John Milius, toute l'introduction de Conan a enfin trouvé une descendance à sa mesure. Le flash back sur l'enfance du héros est pour moi le chef d'oeuvre niché au cœur du chef d’œuvre. Load, aim, shoot... putain, trois mots qui se sont imposés aux côtés des meilleures répliques du film de Milius. La façon dont cette scène est amenée, en deux parties, jusqu'à sa révélation complète, cernée par les prestations géniales de Ajay Degn (dans le rôle du père) et d'Alia Bhatt (dans le rôle de la compagne), et poussée par un soundtrack fabuleux fut un moment de bonheur extatique, que j'ai revu, revu, et revu encore et encore. Il y a aussi quelque chose de Mel Gibson dans le parcours sacrificiel du héros, car c'est à travers le sang, la sueur et les larmes qu'il va pouvoir accéder au statut de demi-dieu.
Bref.
Il y aurait mille choses à évoquer, la façon dont les personnages féminins, en retrait face à nos deux protagonistes, tiennent chacune tête face à leur entourage, comment le film célèbre cette lutte de libération nationale à travers un œcuménisme courageux, alors que les tensions entre hindous et musulmans enflamment régulièrement le pays. Comment le film traite le sujet du racisme par une scène de danse déjà inscrite au panthéon de l'histoire du cinéma. Voir le film, le revoir, être émerveillé à chaque fois par la richesse qu'il déploie. Montrer le film et être témoin de la joie qu'il provoque. Bordel, Tollywood vient de mettre Hollywood KO. Fury Road avait été un sommet des années 2010. Rajamouli vient simplement de s'imposer parmis les plus grands pour cette nouvelle décennie.