Elégance et justesse de ton pour cette comédie sur le couple, qui à l’instar d’Edouard et Caroline, petit chef-d'oeuvre du réalisateur, donne à la légèreté tant décriée, ses lettres de noblesse : une fois encore, Jacques Becker conçoit, imagine et dessine ses personnages, saisi d'une fièvre créatrice, tel un styliste inspiré rectifiant le pli d’un drapé, le tombé d’un tissu, apportant la touche finale qui rendra le modèle unique et inimitable.
Faire croire à ses personnages, les faire aimer est l’unique préoccupation du cinéaste.
Je n’ai jamais voulu traiter un sujet, jamais et dans aucun de mes
films. Les sujets ne m’intéressent pas en tant que tels, l’histoire,
l’anecdote ou le conte, m’importent un peu plus mais ne me passionnent nullement. Seuls, les personnages, qui deviennent MES personnages,m’obsèdent vraiment au point d’y penser sans cesse.
Rue de l’Estrapade : une rue moyenâgeuse du 5e arrondissement entre le Val-de-Grâce et la Sorbonne, déjà décrite par Balzac dans La Peau de chagrin et qui doit son nom au supplice de l’estrapade où voleurs et protestants, mains liées dans le dos et hissés en haut d’un poteau étaient lâchés d’un coup.
Faut-il y voir une allusion aux jeux et tourments de l’amour et du désamour qui sont le lot commun de tous les couples ?
Non , la raison en est plus prosaïque : la co-scénariste, compagne de Becker à l’époque, y avait vécu à son arrivée à Paris, et tous les détails qu’on voit retranscrits dans le film, en ancrant l’histoire dans une réalité très exacte, confèrent au récit une précision réaliste d’une grande qualité qui en fait oublier le côté un peu conventionnel.
Sujet sentimental assez rebattu en effet, où le cinéaste pourtant, grâce à une mise en scène simple et spontanée, d’une rare finesse, se pose en observateur privilégié des moeurs de ses contemporains, dans la droite ligne des écrivains moralistes.
Françoise est une charmante jeune femme, gracieuse et gaie, qui, entre la poire et le fromage, ouvrant des yeux grands comme des soucoupes, dévore du regard son beau mari, puis n'y tenant plus, se jette sur lui, le mangeant de baisers, l'accablant de caresses, avant de s'écrier d'un ton énamouré : “je te regarde, tu me plais, oh, comme tu me plais !”
C’est la pétulante et fraîche Anne Vernon, qui prête ses traits et son sourire à cette épouse éprise et joliment oisive, qui court les grands couturiers avec une candide désinvolture, flanquée de sa chère amie, Denise, la non moins pétillante Micheline Dax.
Son séduisant époux, Henri, coureur automobile de charme et de choc, incarné par un Louis Jourdan enjôleur à l'oeil de velours et au sourire de jeune loup, partage sa vie et ses amours entre sa douce et tendre et ses chères voitures de course qu’il fait vrombir avec délice, avant de s’élancer, enthousiaste et fringant sur la piste de Montlhery.
Admiré, couvé, choyé par une femme naïvement amoureuse qui ne voit que par lui, le jeune homme, quelque peu immature, fait penser à ces jolis coeurs auxquels on ne peut rien refuser et qui, eux, ne se refusent rien, aimant leur femme avec le formidable égoïsme qui les caractérise.
Et c’est une “petite rousse” qui met le feu aux poudres et la désillusion au coeur de Françoise, laquelle jouant la fille de l'air sans crier gare, quitte son bel appartement du XVIe pour une vieille soupente rue de l’Estrapade, avec, semble t-il, la même aisance souveraine.
Car le cinéma de Becker n’est jamais tragique , lourd ou pesant : pas de cris, de scènes, ni de pleurs, à peine un léger vague à l’âme et une douce mélancolie teintée de tendresse et pas encore de nostalgie.
Et dans ce vieil immeuble, ce studio canaille du 5e, aux combles superbement restitués, c’est la même Françoise qui prend possession des lieux, la même et pourtant presque une autre, ouvrant les yeux sur un monde qui n’est pas le sien, découvrant avec une belle candeur les êtres et les choses qui l’entourent, illuminant le petit réduit de sa sophistication simple et naturelle.
Le trouble et le désir, si chers à l’imaginaire féminin, la jeune femme va en faire l’expérience avec Robert, un jeune étudiant sans ressources rebelle et bohème, délicieusement roublard, l’un de ces êtres dont le sans-gêne s’accompagne d’une telle spontanéité, d’un tel charme, d’une telle persuasion, qu’il devient presque impossible de leur résister : Daniel Gélin est sans doute, avec Anne Vernon, le plus beau personnage du film, le plus touchant, le plus vrai.
Tout à la fois insistant, agaçant, charmeur et désemparé, il est sincèrement déchiré par son amour pour une femme qui n’est pas de sa classe, un rêve qui aura passé dans sa vie, comme dans celle de Françoise, entre déclamation de poèmes, accords de guitare, danse langoureuse et brûlants aveux, des scènes qu’on regarde et qu’on écoute, ému.e par leur incroyable justesse et leur naturel confondant.
Et, outre ces premiers rôles, au delà de tout éloge, impossible de ne pas admirer la qualité de l’interprétation d’ensemble qui contribue à cette vitalité, cette humanité et cette fraîcheur inouïes qui émanent du film : de la vieille servante, Dame Pâquerette, malmenée et très drôle, monologuant en voix off, à Jean Servais, superbe et digne couturier homosexuel séduit par la grâce d’une inconnue en robe léopard, Jacques Becker, cinéaste d'une émancipation féminine tout en douceur, nous offre cette "escapade" après Rendez-vous de juillet, Edouard et Caroline, consacrés à la jeunesse parisienne, un cinéma fort de sa singularité, l’un des plus attachants de notre patrimoine et un pur joyau de mise en scène.