Ruhr
7.9
Ruhr

Documentaire de James Benning (2009)

Ruhr est un objet fascinant. Les 7 plans qui le composent sont comme 7 fenêtres ouvertes sur une multitude de possibles. 7 plans à première vue sans lien, mais qui en fait communiquent en permanence. Chacun raconte sa propre histoire, met en scène son propre décor, mais mis bout à bout, ils esquissent un paysage visuel et sonore bien plus large. Ruhr est un film très étendu, qui multiplie les échelles, les points de vue, les interrogations. De la particule au monde, d'un bout de scotch à un coucher du soleil, tout à son importance, tout est à observer, à filmer, à comprendre. Ruhr raconte des choses de l'infime à l'universel. Il y a ce que raconte le plan (un tunnel par exemple), ce que raconte un élément dans le plan (le passage d'un avion par exemple), ce que raconte la juxtaposition d'éléments dans le plan (la fumée d'une usine qui envahie le cadre et masque les nuages par exemple), ce que raconte la juxtaposition des plans (la description d'un lieu, d'une région), et enfin tout ce que raconte le hors champs, ce que l'on ne voit pas, ce que l'on imagine. Dans Ruhr il y a cette idée principale de l'action de l'homme sur son environnement, mais ce n'est pas seulement ça.

Ruhr aborde énormément de réflexions, sur le regard, sur la continuité et la rupture visuelle et sonore (le plus marquant étant le passage d'un plan a un autre), sur le mouvement, fixité/mouvement, sur l'irruption du mouvement, sur la disparition du mouvement, sur l'irruption sonore, sur la disparition sonore, sur la répétition. Chaque élément vit sa vie indépendamment, possède sa propre trajectoire, définie ou indéfinie, chaque objet, chaque être, dessine quelque chose, en substituant un autre élément du cadre, ou au contraire en disparaissant. Certains mouvements, certains sons, sont condamnés à se répéter à l'infini de la même façon. Alors que d'autres sont beaucoup plus aléatoires, impromptus. Certains mouvements, certains sons en appellent d'autres de sorte à créer une chorégraphie, une symphonie, un cinéma de la vraie vie.
Dans le plan du tunnel, Benning est un maitre du suspense. Il a tout compris de l'idée de cet effet au cinéma : l'attente, l'appel sonore en hors champs qui annonce la conséquence visuelle, la montée en tension et l'excitation liée à l'intensité progressive du son, le stress lié aux deux ouvertures du plan, la jouissance puis la retombée suite à l'irruption. Et quand c'est un cycliste qui pénètre le plan, venant d'un endroit insoupçonnable, le spectateur est totalement pris au dépourvu et son regard sur ce cadre ne sera plus le même.
D'autre part ce passage de voiture n'est pas un simple mouvement vain. Son passage marque et modifie à jamais le cadre traversé. Le mouvement de la voiture engendre le mouvement d'une feuille, d'un bout de scotch. Le cadre ne sera plus jamais le même et malgré le sentiment de répétition que l'on imagine dans un premier temps.
Le plan de l'usine, lui, est différent. Benning pose son regard sur une machine conçue par l'homme. Cette machine a été créée pour se répéter sans fin, c'est son rôle, son but. Sa chorégraphie, sa danse est donc répétitive, et pourtant on sait qu'un élément extérieur pourrait rompre ce mouvement, si un homme venait à l'éteindre par exemple. Là encore on se surprend à attendre quelque chose, on observe la danse de cette machine mais on imagine que comme le cycliste dans le tunnel, une chose exceptionnelle pourrait surgir. Le fait que rien ne se produise engendre un autre sentiment, la déception.
Le plan des arbres, qui est peut être mon préféré, fonctionne lui aussi sur cette idée de fausse répétition, d'attente, d'excitation, de son en hors champs, d'image en hors champs, de la conséquence humaine et matérielle en terme de mouvement et de façon plus large sur un milieu naturel. Là encore, un avion passe, des feuilles bougent, le plan change à jamais et Benning l'aura filmé à un instant T qui ne se reproduira plus jamais.
Puis le plan de la mosquée, une voix engendre un mouvement, un son engendre un corps qui bouge, une chorégraphie prend forme.
Il a aussi ce plan du tag. Fascinant par sa façon de superposer les empreintes et les mouvements.
On a un décor, pas très visible, on ne sait pas trop où l'on est. Peut être le lit d'une rivière. Pas très visible car un élément érigé au milieu masque le plan. C'est un monolithe noir, peut être le pilier d'un pont. Déjà sa présence, liée à une activité humaine, marque de son empreinte le paysage dans lequel il s'érige. L'homme à déjà contaminer le plan. Sur ce monolithe il y a un tag. Ce tag dessine autre chose, une forme en mouvement elle-même liée au mouvement de la main d'un homme. Un mouvement qui a eu lieu en hors champs, en hors temps. Mais ce dessin est là, et lui aussi contamine le monolithe. Enfin il y a le nettoyeur, il est là pour nettoyer le graffiti mais en le nettoyant lui aussi crée un mouvement, lui aussi crée une empreinte, lui aussi modifie l'élément direct mais également le plan.
On a ainsi plusieurs couches qui se superposent et qui créent là encore une chorégraphie, du premier plan à l'arrière plan. Mais il y a aussi le son, celui de l'appareil, un vrombissement désagréable autant qu'hypnotique qui lui aussi s'accapare le plan et annihile tous les autres effets sonores, ceux de la nature.
Enfin il y ce dernier plan, cette cheminée que l'on observe pendant 1 heure et qui semble n'être là que pour cracher sa fumée. Ce plan qui pourrait donner l'impression de n'être qu'un plan mort, offrant un mouvement connu se répétant sans cesse n'est en fait jamais le même. Il évolue en permanence, les intervalles de rejets ne se ressemblent pas, le mouvement de la fumée change, les couleurs évoluent, l'environnement sonore aussi. Et des irruptions sonores en hors champs, et visuelles (un oiseau qui passe) viennent rompre la fixité du plan et l'idée de la monotonie qui n'en est jamais une.

Ruhr est aussi un magnifique objet de cinéma, dans lequel la beauté et la poésie découle du regard et de l'écoute de choses réelles, de choses que l'on ne prendrait pas forcement le temps d'observer. Benning nous invite à le faire et c'est fabuleux.
Ruhr démarre par la fixité et le silence pour atteindre la dynamique et la musicalisé d'un monde. C'est le contre pied parfait d'un cinéma qui mise en permanence sur le mouvement de l'appareillage pour ne déboucher que sur de l'image morte. Ici le cadre est fixe mais la vie est omniprésente.
Teklow13
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le 13 juin 2012

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