« Saint Laurent », est le nouveau film de Bertrand Bonello, le cinéaste des lieux clos, retirés du monde (« L’Apollonide, souvenirs de la maison close », « De la guerre ») où l’homme est rompu au seul désir. Le réalisateur distille, depuis plusieurs films, cette impression de liberté que ressentent ses personnages alors qu’ils construisent, sans le savoir vraiment, les prisons dorées dans lesquelles ils vont bientôt étouffer. Le couturier participe à la fin d’un monde, celui de la haute couture comme art à part entière, avec l’introduction du prêt-à-porter dans la mode de luxe. Yves Saint Laurent (YSL), personne réelle, devient à ce titre un personnage Bonnelien, plein d’une pulsion destructrice. C’est ça la force principal de ce Biopic anticlassique, avoir fait du Bonello avec un être et des faits réels. « Saint Laurent » se démarque ainsi dès les premières minutes, parce qu’on ne voit pas Yves de suite, enfant puis grandissant, il est pris à rebours, le temps n’est jamais chronologique. Il est le premier à apparaître mais de bais en s’enregistrant sous un faux nom et en parlant de dos, dans une sorte de clair-obscur. La voix, reconnaissable entre mille, se livre à nu, explique l’enfermement psychiatrique. D’autres images viennent ensuite se succéder, mais que l’on ne comprendra que plus tard. Le film part donc de cet être réel pour devenir esthétique. C’est une œuvre d’art à part entière, que l’on découvre jusque dans l’écran qui se divise en plusieurs images, comme autant de points de vue, à la manière des robes inspirées de Mondrian que dessina Yves Saint Laurent. Pas de classicisme donc ici, mais une vision assez « noire » de Saint Laurent. Cette lecture s’inscrit dans le choix de la période contée ici de sa vie, entre 1967-1976. La décennie est libre, traversée par mai 68, dont Bonello livre sa vision par les archives. Mais cette décennie sera finalement une désillusion : révolution avortée, être déchiré, détruit par la drogue et sa propre mélancolie de lui-même. Le regard de Saint Laurent sur Saint Laurent est très parlant : « J’ai créé un monstre, je dois maintenant vivre avec ». De création, il est d’ailleurs rarement question dans ce film. On ne voit pas le créateur en action, en train d’avoir une idée. L’image est pourtant un des passages obligés du Biopic, toujours un peu artificiel. On y échappe ici car ce sont les paradis qui sont artificiels. Les moments d’extase d’Yves sont toujours suivis d’une catastrophe. D’où cette insistance de Bonello à casser son rythme, on passe de l’euphorie à la réflexion, du bordel au silence. Après une nuit de défonce intense, Yves retrouve Moujik mort au petit matin, sa dépression renaît à ce moment-là. C’est toujours la fin du monde qui guette les personnages, comme l’époque.
Pierre N. VS Gaspard / Pierre B. VS Bonello
Il y a deux bagarres, relatives, à l’origine de ce film. La première est une guerre de ressemblance. La grande question qui a fait couler beaucoup d’encre en début d’année étant : comment Gaspard Ulliel réussira-t-il à faire oublier l’interprétation de Pierre Niney (dans le Yves Saint Laurent, de Jalil Lespert) ? Si l’acteur a avoué que cet autre biopic lui a mis plus de pression pour interpréter Yves Saint Laurent, il était aussi prêt à le jouer (il devait le faire dans un projet avorté de Gus Van Sant). D’ailleurs, la ressemblance physique entre les deux, Yves et Gaspard, a souvent frappé, explique-t-il dans certaines interviews. Mais au-delà de la performance physique, perdre 12 kilos pour avoir son allure « svelte », Ulliel parvient à faire oublier qui il est, à se fondre dans un autre lui-même, tout en créant son Saint Laurent. C’est surement parce que chez Bonello, plus que chez Lespert, le corps est un outil indispensable, il se tord, se contorsionne et se dédouble. C’est alors que le film s’attache à faire durer des scènes de rencontre, comme le magnifique premier regard entre Betty et Yves et plus tard, entre le couturier et son amant Jacques De Bascher. La danse, la mise en scène de soi font partie de ces rencontres languissantes. La posture chez Bonello est une manière de dire l’homme comme la femme, d’en faire des silhouettes. Ainsi, nous ne regardons pas l’histoire d’un homme qui a existé mais Yves Saint Laurent éclaté dans des fulgurances. On peut alors le retrouver seul entouré de ses costumes dans une pièce rouge vive, lisant une lettre d’Andy Warhol. Bonello prend le temps de laisser Saint Laurent se faire écraser par le décor. Il ne le fait jamais vieillir par un stratagème. C’est un autre qui l’endosse alors, Helmut Berger, et on ne cesse, à cet instant, d’osciller, par échos, entre deux âges et deux acteurs.
L’autre combat est celui que Pierre Bergé a livré à Bonello. Il n’a jamais « approuvé » le film, il lui a mis des bâtons dans les roues. Résultat, la frustration de n’avoir pas eu accès aux « vrais lieux », ni aux véritables costumes de Saint Laurent, Bonello l’a tranformée en geste libre, beaucoup moins muséifié que celui de Lespert, très Bergé-centré. Nous avons donc comme deux Pierre Bergé. Ici, il est beaucoup moins question d’amour que dans le Lespert. A part une scène de tendresse, Bergé est plus montré comme un gestionnaire qui subit les colères, gère Saint Laurent, l’inadapté à la vie, et le rassure. D’où l’insistance de Bonello sur une scène de négociation avec traducteur sur le « nom » YSL, ou encore l’histoire chaotique entre Jacques De Bascher (Louis Garrel, convaincant) et Yves. L’amant est malsain, il entraîne Yves dans une forme de déchéance, le mène vers les ombres de l’amour à la sauvette alors que Bergé l’enferme, le ramène face à ce qu’il ait et hait : en voulant créer son propre nom, il s’est enfermé dans une création cyclique qui l’épuise et le détruit. Le geste est contraint par les saisons, les commandes. Pourtant, avec Bergé, Saint Laurent a sû renaître de ses cendres, même quand beaucoup voulaient déjà écrire sa nécrologie. A la fin du film de Bonello, on le quitte aussi mort que vivant. Tout va continuer même si l’on sait déjà ce qui l’attend au bout : la solitude. L’image est saisissante : Lespert croquait la fin de vie d’YSL auprès de Bergé, Bonello les rapproche au téléphone, laissant, une fois la conversation non physique terminée, Saint Laurent seul avec ses démons.
« Yves Saint Laurent, je devais l’aimer sans espoir », Bertrand Bonello
Rien ne commence vraiment mais tout se termine avec Bonello («Je suis tellement fatiguée, je pourrais dormir mille ans», disait Céline Sallette dans la toute première scène de l’Apollonide / « Vous être à Paris pour affaire ? – Non pour dormir », répond Gaspard Ulliel au tout début de Saint Laurent). Son regard sur les êtres est sans espoir, il en fait des œuvres d’art qui, à l’image des femmes que Saint Laurent habillait, peuvent se mouvoir librement dans des costumes amples, mais qui ne parviennent pourtant pas à atteindre la légèreté nécessaire. La femme libérée par le corps, n’en n’est pas moins une femme, et le créateur libéré par le défilé ovationné, n’en est pas moins un homme que seul le travail récompense tout en le vidant de ses forces. La vie paraît alors irréelle, tout n’est que fête, débauche la nuit et tristesse, mélancolie le jour. Pour ne pas apprendre à changer une ampoule, Saint Laurent est prêt à attendre dans le noir que Pierre revienne. Il a besoin d’obscurité pour réfléchir. Le noir, Bonello le décline, jusque dans sa mise en scène. Les couleurs sont éclatantes dans les décors (le rouge de l’appartement), ou lors des défilés (surtout celui d’inspiration orientale, de 1976) mais YSL est vêtu de noir. Le contraste est puissant. De ce noir, il faudra d’ailleurs trouver la tonalité parfaite, à la toute fin. Et finalement, comme au début, le titre apparaît sur un tissu parfait, profondément noir.Bonello ne raconte pas la vie d’Yves Saint-Laurent, il le met en scène, par le corps, dans des espaces sans issue, où quelques rencontres, souvent tentaculaires, le font parfois renaître. Jamais il ne se promène librement dans la rue, en plein jour. Il reste, il demeure en deçà comme au-delà du monde, et se déconstruit. C’est un nerveux, de ces êtres qui subliment le monde tout en ne pouvant y vivre. Bonello et Saint Laurent se fondent alors comme dans une seule et même personne : des embaumeurs de réel qui connaissent la vie, les êtres et les aiment comme ils les détruisent, sans espoir.
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