Oublions les comparaisons entre deux films qui ne se ressemblent en rien. Le sujet a beau coïncider, le traitement est tout autre. De la version académique et ennuyeuse de Jalil Lespert, sortie en janvier dernier, peut-on véritablement dire qu’il y a eu un duel avec Bertrand Bonello, tant le talent de ce dernier écrase le triste objet policé approuvé par Pierre Bergé ? Saint Laurent est une œuvre écrasante et intimidante. Deux heures et demie, présentées comme un bloc face à nous, pour arpenter des chemins que nous croyions, alors, déjà connus, grâce au premier film consacré à l’icône. Or, sans l’accord de Pierre Bergé, voilà un défi, ô combien exaltant, qui se présente à Bertrand Bonello de mettre en images Yves Saint Laurent.
Le pari est absurde. Le réalisateur a-t-il encore quelque chose à prouver ? Pourtant, ce film, surprenant de bout en bout, est un nouveau coup de maître pour le cinéaste, qui avance masqué dans le paysage quadrillé du cinéma français. Saint Laurent éclate tout rapport au temps, le rendant soluble et créant un faux rythme durant toute la durée du métrage. D’abord linéaire, parcourant à partir de 1968 la longue aventure et déliquescence d’Yves Saint-Laurent avec des images historiques, le film de Bertrand Bonello se vit comme une symphonie d’images, faite de mouvements, de rebondissements et d’émotions propulsés à pleine vitesse. Le temps fragmenté à l’écran, là est toute l’idée de ce faux-film de vampires où les corps et les visages ne vieillissent jamais face aux rides des années qui passent. L’innocence est abandonnée au profit d’un pêché qui se fait de plus en plus fantasmagorique, au cœur d’un film dont le lien avec le réel se fissure lentement. La chute est mentale et le spectacle face à nous, aussi. Chaque image, chaque lumière se retrouvent dotées d’un sens qui rend ce Saint Laurent remarquable. Tant proustienne que parcourue d’une énergie divine, avec des projections mentales dans des labyrinthes qui rappellent des tableaux de la Renaissance, l’œuvre est éblouissante si l’on s’y abandonne, à corps perdu. Tout en conservant un certain élitisme à l’image avec des références pointues (Phantom of the Paradise de Brian de Palma, comme un paradigme) et un montage qui favorise souvent les longues scènes, Saint Laurent n’en reste pas moins une œuvre puissante et ambitieuse. Bertrand Bonello ne s’interdit rien, il s’exalte constamment des dérapages de son héros, qu’il habille d’un amour malsain, comme de Palma avec la relation entre Swan et Winslow Leach. Dans une histoire qui favorise le contrôle, Saint Laurent est un fauve.
Faux désirs, faux-semblants, masques et fétichisme. Bonello ne cherche pas à mettre en forme une vie de gloire, mais bien celle d’un génie muselé à distance, par son compagnon Pierre Bergé : le film ne parle que de cela, avec une modernité déroutante. Malgré des images parfois galvanisantes, dans des soirées où les néons illuminent la caméra de Bonello d’une puissance cosmique, le sentiment laissé par Saint Laurent est des plus déconcertants. Car, bien que Gaspard Ulliel porte le rôle de YSL avec une sobriété impressionnante et habite chaque image, chaque réplique, c’est davantage cette représentation du mal à travers Bergé qui rend passionnant Saint Laurent. Pierre Bergé, l’homme qui aujourd’hui rejette, renie les travers du génie qu’il a côtoyé, est un peu ce Swan qui a pris contrôle d’une œuvre, dont il n’est pas l’entier possesseur psychique.
Film-mental, qui porte en lui une constellation de genres et de références comme pour symboliser la personnalité imprévisible de l’artiste, Saint Laurent est un immense film sur l’Artiste, non pas perçu à travers ce qu’il réussit mais au travers de ce qu’il est. L’esprit artistique ne rompt pas sous le poids d’un corps et du temps, en constante mouvance. De par sa radicalité formelle et l’audace avec laquelle il prend à bras le corps toutes les conventions du cinéma, s’abandonne à ce point dans les limbes du sensoriel, Saint Laurent représente aussi ce qui s’est fait de plus abouti et de plus bouleversant dans le cinéma français depuis le Holy Motors de Leos Carax. Déjà un film aux identités multiples et épris d’une lassitude pour la vie. Bonello a emporté ce duel, à l’usure et à la passion.
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