Salafistes
6.7
Salafistes

Documentaire de François Margolin et Lemine Ould Salem (2016)

Avant-propos
J’ai su le titre de cette critique avant même de voir le film, car quel serait le sens d’une note sans profondeur s’agissant d’un sujet si polémique ? Gratifie-t-elle le propos ou l’exercice ? Dans le documentaire en particulier, il y a une forme au fond et un fond à la forme qui rend toute dissociation épineuse.
Je n’ai pas ici le désir de m’engager dans un débat politique ou, pire, idéologique, mais il est évident qu’il est impossible de traiter le sujet de manière parfaitement neutre, et je m’excuse par avance de quelque marque d’opinion personnelle qui pourrait transparaître. Dans ce sens, je pense qu’il est plus honnête envers vous d’être transparente quant à mon contexte de pensée : je n’ai pas le désir d’étaler ici mon parcours et mes idées – ce serait au demeurant fort peu intéressant pour vous – mais sachez que je suis ouverte à la discussion par message privé tant qu’elle ne me paraît pas malintentionnée. Sur ce, je vous propose mon analyse, au départ de phrases entendues ici ou là au sujet de ce documentaire.


Une apologie du terrorisme ?
Je me dois de commencer ici, car c’est un propos qui m’apparaît ridicule, manifestation d’une ignorance totale (et sans doute délibérée) de la forme audiovisuelle. En première ligne de l’objection faite au film, l’absence totale de commentaires de la part du réalisateur face aux interviews des salafistes, comme si seuls les mots bruts avant la capacité de signifier. C’est que le cinéma est un langage infiniment plus complexe que cela, et tout ce qui n’est explicitement prononcé est sous-entendu par l’intelligence (et encore, ce mot d’intelligence me paraît exagéré, car il s’agit là d’un procédé simple et depuis longtemps compris) d’un montage qui permet de mettre en évidence tantôt les contradictions, tantôt l’inhumanité d’une logique poussée à l’extrême.
L’autre astuce qui fait de ce film une dénonciation est de reposer largement sur notre contexte de pensée occidental. D’en appeler à des symboles qui nous frappent directement, qui sont de grandes plaies dans nos valeurs : le 11 septembre, Charlie Hebdo, l’exécution de James Foley. Je trouve le procédé un peu grossier, car il entre dans une dialectique de guerre, et il est manifestement employé pour rappeler que les personnes que nous voyons sont « l’ennemi » ; au moins évite-t-il toute confusion quant à l’intention du réalisateur, car si jamais certains arguments des salafistes peuvent se frayer un chemin dans notre rationalité (j’y reviendrai bientôt), la surimpression émotionnelle tue dans l’œuf tout sentiment d’adhérence. Et enfin, si tout cela ne vous suffisait pas, le film se positionne on ne peut plus explicitement en posant, avant de débuter, son contexte et objectif avoué : « Rendre la honte plus honteuse encore en la livrant à la publicité ».
Bien sûr, me dira-t-on, tous les spectateurs ne sont pas dans le même contexte ; et il faut bien que ce spectacle soit séduisant pour certains sans quoi nous n’aurions pas « d’ennemi ». Cependant, il faut prendre conscience que la société n’est plus ce qu’elle a pu être 50 ou même 20 ans en arrière : l’omniprésence d’internet rend ce spectacle accessible en quelques clics, pour le coup avec un angle ouvertement pro-EI. Les personnes « fragilisées » n’ont pas besoin de ce documentaire pour se radicaliser. En revanche, celui-ci permet de lever le tabou dans lequel la majorité de la société s’enferme et d’entamer notre ignorance. Ce qui nous amène à la prochaine question :


Un film nécessaire ?
Ce qui, à mon humble avis, blesse ici et rend ce film si facile à blâmer, c’est qu’il montre que les salafistes ne sont pas les fous furieux auxquels l’opinion publique voudrait les réduire. Certains, bien sûr, sont juste perdus et guidés par la rage, cela ne fait pas de doute. Seulement, l’égarement seul ne justifie rien : c’est que derrière il y en a d’autres, ceux qui décident, ceux qui influencent et séduisent, et qui constituent la véritable menace pour « nous ». Ils ont une approche rationnelle, apparaissent cultivés, entourés de livres. Certains de leurs arguments tiennent la route, même pour nous, et leurs dénonciations ne sont pas sans fondement. Critique de la volonté d’hégémonie américaine, rejet de l’imposition de la démocratie, indignation vis-à-vis de l’inégalité des forces armées, rappel de crimes de guerre commis par l’Occident. L’un d’eux a même prononcé les mots qui me font trembler, la grande cicatrice dans l’âme de l'humanité et, étrangement, dans la mienne, le fondement de tout mon système de pensée politique : Hiroshima et Nagasaki. N’est-il pas terrible de constater que celui que l’on se plaît à regarder comme inhumain a les mêmes opinions et jugements que soi sur certains points du débat primordial qui nous oppose ?
C’est sans doute cela qui fait peur. On voit bien, ici, combien la pente est glissante. Comment des idées qui sont parfois totalement logiques au départ amènent, degré par degré, par le biais de simplifications, d’omissions et d’interprétations, à ce qui isolément apparaît pourtant comme l’horreur absolue. C’est peut-être dans ce sens que les images « choc » intercalées sont essentielles ici, pour maintenir ce décalage qui empêche leur rhétorique de vraiment tisser sa toile. A d’autres moments, cependant, une variation habile des intensités permet de nous rappeler la porosité des idées, en traitant certains aspects dont la légèreté paraît presque anecdotique, mais en dit en réalité très long sur leur caractère insidieux. Après tout, ici le salafisme a surtout le visage d’une « simple » sévérité envers la faiblesse (stigmatisée par la notion de péché) et du refus du compromis – l’inhumanité par l’absence de compassion. « Heureusement », certaines positions, dans leur opposition obstinée à ce qui est (plus ou moins) admis dans la culture occidentale aujourd’hui, rend leur posture intenable pour nous (je pense notamment à l’inégalité homme-femme ou la peine de mort pour les homosexuels).
Cependant, cet exercice nous permet surtout de comprendre qu’on ne peut pas simplement lutter contre « l’ennemi » en lui refusant toute crédibilité, en niant ses motifs en bloc. Déjà parce que tomber dans la facilité de le considérer inhumain parce que ses résolutions sont différentes des nôtres revient précisément à tomber dans sa logique. Surtout parce que ses idées ne sont pas que le fait d’illuminés, mais sont la dérive presque naturelle d’un contexte préexistant où elles prennent une dimension organique. Ne dit-on pas que quand un homme meurt, ses idées lui survivent ? C’est bien là le problème : « on » pourra bien tuer tous les salafistes que l’on voudra, leurs idées ont des racines profondes, et le risque qu’elles repoussent, fusse-t-il ailleurs et autrement, sera toujours présent. Y compris sur « notre » propre territoire.
En ce sens, cette approche est peut-être nécessaire pour nous faire comprendre notre propre aveuglement obstiné - pas qu’il minimise les actes des salafistes, ou qu’il soit à proprement parler condamnable : c’est simplement une illustration de l’impasse dans laquelle on semble aujourd’hui se trouver. C’est notre propre perspective qui est interrogée ici. Cependant, cela amène aussi à une autre question : moi qui ne peux voir qu’à travers les yeux des autres, n’entendre que par la bouche des autres, comment savoir si ce que l’on me montre cette fois-ci est plus vrai que ce que j’ai vu avant ? Notamment, est-il justifié de m’imposer le spectacle de la violence ?


Une violence gratuite ?
Naturellement, ce n’est pas un film à adresser aux personnes sensibles (cela étant dit sans aucune valeur péjorative), mais celles-là sauront qu’elles ne doivent pas le regarder. On ne peut qu’être averti avant de poser ses yeux sur la toile, et ce n’est pas comme s’il y avait là une surprise vis-à-vis du contenu (la question de la diffusion à la télévision est un autre débat dans lequel je n’entrerai pas ici). La violence en elle-même, sa représentation « dans l’absolu », n’est pas particulièrement marquée : on voit l’équivalent ou pire, très régulièrement, dans la fiction, et n’importe quel film de Tarantino contient plus de violence brute que Salafistes. Seulement, bien sûr, toute la différence est dans la réalité de ce qui nous est montré. Cela nous met dans une position bien ambigüe – et révélatrice.
Pourquoi, en effet, devoir se sentir gêné devant des images somme toute moins explicites que celles dont on se délecte dans la fiction ? C’est bien par sentiment moral, parce que l’on sait intellectuellement que ce que l’on voit est réel, mais c’est une construction de l’esprit et de l’éthique. On peut être mal à l’aise, même se sentir un peu violé par ces scènes qui nous touchent, mais c’est avant tout parce qu’on les contextualise. Il faut se demander : si on ne savait pas qu’elles étaient réelles (ou du moins que leur contexte l’est), serait-on choqué ? Pour certains la réponse restera oui ; mais je crains que pour beaucoup d’autres, comme moi, ce soit non. Oh, quand je dis « craindre », je ne pense pas que nous soyons des monstres, loin de là. Le spectacle de la violence a cette fonction cathartique qui lui est reconnue depuis l’antiquité. Ce que cela suggère, en revanche, c’est que dans l’absolu, les atrocités qui sont commises sont jugées comme telles du fait de leur contexte moral. Si ce contexte est bien entendu indispensable, on comprend qu’il peut être aisément manipulé, particulièrement par les tenants d’une idéologie forte à l’approche holistique. Le seuil de la violence n’est-il pas, en fin de compte, une convention comme une autre ? Effroyable interrogation.
Au-delà de cette piste philosophique, je pense avoir évoqué à plusieurs reprises l’utilité pragmatique que j’accordais à ces scènes violentes : essentiellement le décalage, le choc, l’indignation qui permettent de s’assurer de la position du réalisateur et de ne pas mettre en danger la nôtre. Je serais même tentée de parler de nécessité, mais je m’arrêterai avant, car il y avait sans doute d’autres manières d’aborder le sujet. J’approuve en revanche le retrait de certaines images dans la version finale : toute surenchère aurait été superflue. Tel qu’il est, le film n’est certainement pas « innocent » ; mais globalement il se justifie.


Il faut cependant que je songe à une conclusion. Je vous prie de m’excuser pour les interrogations que je n’ai pas explorées, les évocations que je n’ai pas approfondies et les problématiques que je n'ai pas abordées : c’est que le débat est vaste et je n’ai pas vocation à y consacrer le restant de mon existence. Je serai peut-être d’humeur à le poursuivre par la suite, mais dans l’immédiat il me faut penser à mettre un point final à cette critique. En définitive, beaucoup de commentaires pour un documentaire qui n’en comprend aucun.
J’en profiterai pour vous faire part de ma seule crispation, concernant les images de James Foley, juste avant son exécution, alors qu’il déclame une tirade où il pointe son gouvernement du doigt et lui impute la responsabilité directe de sa mort. S’il est évident qu’il ne fait que réciter sous la menace un texte préparé pour lui par ses bourreaux, on pourrait se demander pourquoi, sachant qu’il va mourir de toute façon, il coopère. Simplement pour cela, j’aurais souhaité un commentaire expliquant que les otages des mouvements terroristes se voient régulièrement infliger des simulacres d’exécution, sans savoir quand ils vont réellement être assassinés. « Détail » qui a son importance, car son absence modifie radicalement la narration. Heureusement, la construction générale du film ne nous permet pas de douter de son angle – n’en déplaise au gouvernement.

Shania_Wolf
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le 28 janv. 2016

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Lila Gaius

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