Les années 60 ont vu fleurir dans le paysage cinématographique japonais de nombreuses œuvres arborant des considérations très éloignées du mythe du samouraï vertueux, détachées de l'idéal de probité prôné par le bushido et ses nombreux principes moraux. Aux côtés de Masaki Kobayashi ou Hideo Gosha, il faut donc accorder une place de choix à Kihachi Okamoto. Là où un Hara-kiri cherchait à dénoncer l'austérité et la rigidité qui s'étaient développées au sein de ces codes, là où un Le Sabre de la bête proposait une plongée presque satirique dans l'enfer des compromissions derrière les belles postures, Samouraï y oppose une construction éminemment psychologique. En faisant la part belle à une grande galerie de personnages, Okamoto échafaude un réseau incroyablement dense et complexe de rapports directs et implicites, au sein desquels les antagonismes n'auront de cesse d'enfler jusqu'à un climax final d'une intensité et d'une violence inouïes.
Le film s'ouvre et se clôt sur un même lieu, dans les mêmes conditions météorologiques, mais dans deux configurations bien différentes. On est en 1860, 7 ans avant la fin hautement symbolique du shogunat Tokugawa (comme dans Le Sabre de la bête) vieux de près de 3 siècles, devant la porte de Sakurada, sous une neige abondante : un ministre de haut rang est sur le point de se faire assassiner par un groupe de samouraïs plus ou moins errants. La séquence introductive consacre l'avortement d'une première tentative, la séquence conclusive illustre un fait historique connu sous la dénomination "incident de Sakuradamon", et entre les deux figure une longue contextualisation où les rivalités s'entrechoqueront autant que les temporalités.
C'est dans cette partie que réside l'un des principaux intérêts du film : tout au long de la narration, tandis que la caméra enregistre le déroulement des événements, un scribe sauvegarde la même chose sur papier, dans le même mouvement. Mais alors que nous, spectateurs, observons la réalité telle qu'elle est survenue (du moins, c'est ainsi que les faits sont présentés), l'écriture officielle de l'histoire subira de nombreuses retouches. Comme un corollaire du principe selon lequel ce sont les vainqueurs qui écrivent l'histoire, certaines choses doivent être tues, semble nous dire ceux qui tiennent les rênes — et le pinceau. À la faveur de l'effondrement de l'empire des samouraïs et du basculement vers l'ère moderne, Okamoto invite à considérer l'histoire (grande ou petite, individuelle ou collective) comme une substance mouvante, fluctuante, partielle et résolument instable. Les nombreux flashbacks qui ornent le récit et dessinent les contours de la personnalité de Toshirō Mifune vont ainsi dans ce sens : on n'oublie jamais que l'histoire n'est pas accessible en prise directe, elle nous est racontée en grande partie à l'aide d'un intermédiaire.
Ce tissu narratif dense et incertain alimente une autre composante essentielle, que l'on pourrait rapprocher de la tragédie grecque. L'ironie largement dramatique de la boucherie finale intervient dans un contexte de profonde déstabilisation, alors que l'ère des samouraïs arrive à son terme. Le groupe de protagonistes renégats, à la tête duquel trône Yûnosuke Itô et sa gueule inimitable de méchant patibulaire, s'interroge sur la capacité du shogun a gérer le pays : "Comment un shogun de 14 ans peut-il diriger le pays ? Que fera-t-il face à la Russie, à l'Amérique, à la France ? Le Japon est menacé de toutes parts." Dans ce climat instable, les zones d'ombre volontairement entretenues par les uns constituent autant d'incertitudes chez les autres : c'est ainsi que Niiro, le personnage interprété par Mifune, se retrouvera avec la tête décapitée d'un haut dignitaire au bout de son sabre sans en connaître la véritable identité. Au terme d'une séquence finale incroyablement rageuse et sanglante, l'électrochoc délivrée par cet accès de violence (à faire pâlir un Misumi, ou presque) confère au discours teinté d'amertume et de désillusion une puissance phénoménale.
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