Sanjuro, chanbara réaliste, film de sabre anti-sabre, est un monument.
Ce message, central dans la filmographie de Kurosawa, ressort encore mieux dans cette œuvre aux accents comiques dont l'accentuation du réalisme et l'effacement de l'épique lient formidablement la forme au fond.
Nécessité à la pointilleuse réalisation d'Akira-sensei, nous y retrouvons deux acteurs au sommet : Toshiro Mifune et Tatsuya Nakadai incarnant un duo d'antagonistes en miroir. Tous les détails de leurs jeux respectifs font ressortir la structure dramatique du film dessinée autour de symboliques individuelles pour évoquer des dynamiques plus larges. Mifune dans le rôle du "camélia trentenaire" Tsubaki Sanjuro anime brillamment la figure du vagabond irrévérencieux, mais meilleur, avec un jeu distendu entre nonchalance comique et mélancolie du vétéran. Nakadai dans le rôle du talentueux samouraï zélé Hanbei Muroto fait contrepoids dans son registre dramaturgique du sérieux et hante l'écran de son regard froid et saisissant.
Ces performances sont bien évidemment soulignées par un incomparable talent technique qui fait du traitement des visages, des foules et des mouvements en général la clé visuelle d'un cinéma d'action percutant, installant des ambiances avec une rapidité déconcertante - seulement 1h40 de film ! - et ne laissant aucun temps au scénario pour traîner en longueur, quand bien même de longues scènes contemplatives sont appréciables.
La mise en scène est certainement l'un des éléments dont l'ingéniosité est la plus évidente au visionnage :
Mifune est souvent montré assis dans l'ombre au premier plan ou bien en décalage par rapport au centre du plan, habile moyen de faire trôner un personnage au centre de l'intérêt des séquences tout en ancrant son caractère "à part" ;
Les fenêtres font l'objet d'un jeu récurrent pour cadrer l'action et la position des personnages, rendant ainsi hommage - en étant parfaitement utile - le choix historique de l'architecture japonaise de la période ;
L'utilisation des profondeurs de champ est riche et toujours percutante.
La dynamique du montage est également surprenante dans son exercice comique, par exemple dans la scène où Sanjuro se fait réveiller à répétition soulignée par le même segment musical.
Tout cela au service d'un film qui peut, d'une part, être vu comme un reflet d'un des problèmes du Japon des années 1960 en ce qui concerne la corruption des élites et les alliances de pouvoir - notamment policières - mais aussi un éloge de la liberté, antisystème, simple mais fracassant.
D'autre part, évidemment, une affirmation pacifiste et anti-guerre qui ne cède pas à la satisfaction de l'épique pour délivrer un message à contre-courant de son propre registre.
Il est en effet question d'un anti-film de sabre, présentant la bataille comme nécessité malheureuse servie par un réalisme cru.
Le duel de fin, iconique, en est justement le symbole parfait.
La tension en est l'élément central, l'essentiel de la séquence est la préparation au combat où le spectateur se met à scruter les détails et les tressaillements presque imperceptibles des personnages, mettant en avant l'importance de la peur et du sérieux que constitue le combat meurtrier. Instant de réalisme brutal ensuite : la rapidité, l'absence de ce qui pouvait être considéré comme un combat cinématographique habituel - longueur, nombreux échanges, renversement de situation ... non, ici un coup suffit - puis la brutalité du sang qui jaillit. Puis, est montré que l'effet est plus important que le résultat, en se reconcentrant directement sur les visages choqués des jeunes ayant assisté au duel, prenant même plus de temps d'écran que celui du combat réel. La pénibilité du vainqueur, pour finir, son visage est crispé et il halète.
Ponctuation saisissante, formulation d'un message jusque là visuel, voire même adresse aux spectateurs :
Un jeune s'avance et s'écrie " Magnifique !"
Le samouraï lui rétorque "Idiot !"
Sanjuro en porte-parole de Kurosawa, réaffirmant qu'il n'y a pas à trouver beau un combat, ni même au cinéma, car il s'agit de le trouver terrible comme à chaque fois qu'il est question de mort, peut-être ?
Alors oui, " Un bon sabre est un sabre qui reste dans son fourreau. " ou un excellent contre-exemple à l'idée qu'on ne peut pas faire de film de guerre anti-guerre. Comme le film de guerre, le chanbara est un registre avec des repères précis, n'en reste pas moins que le traitement est libre et lorsque la mise en scène est sérieusement liée à l'intention, cela marche.
Sans toutefois dire que le résultat en est aussi bon, clin d'œil évident à la saga - quand bien même elle porte le nom de "guerre" ! - dont l'auteur a multiplié les références à Kurosawa par inspiration et admiration, et qui à cette phrase culte de Sanjuro a fait suivre la phrase : " Personne, par la guerre, ne devient grand. " par un petit homme vert.