Depuis le naufrage du Costa Condordia en 2012, la tragédie des croisières contemporaines hante l’imaginaire collectif et actualise le thème littéraire du survivant. « Imagine, imagine ce qui nous arriverait si l’on se retrouvait sur une île déserte. » Dans le prolongement de ses deux derniers films, Ruben Östlund investit avec humour le concept de l’effondrement en nous proposant un grand drame social en pleine mer.

Les places sont chères, surtout dans le monde sophistiqué de la grande bourgeoisie mondiale. Des chaises de la Fashion Week en passant par le canot de sauvetage, les choses de la vie méritent leur prix. Sans filtre nous emmene à bord d’une croisière de luxe, dans un huis clos au milieu de l’océan. La mort attend les occupants des cabines, acteurs de vacances polluées où même l’île du salut est encombrée par les déchets du naufrage, brassés par les vagues.


Il faut un consentement pour faire société. Embarqués sur leur yacht, les vacanciers fortunés ne forment qu’une simple réunion d’individus isolés dans leur rapport maladif à l’argent ou à la valeur marchande de leurs corps et de leurs talents – aussi destructeurs soient-ils comme pour le couple fabricants d’armes. En mer comme sur la terre, le film réduit les solidarités de fortune à l’avenir condamné des individualités toxiques.


Le mythe de la cabine

Ruben Östlund propose, avec Sans filtre, une relecture du mythe de la caverne. De la figure du capitaine, réfugié mystérieux dans le confort de sa cabine, à celle des naufragés sur l’île, éclairés par les bruits de la fête proche, le réalisateur construit une fiction surréaliste mis en lumière par la scène finale. Plutôt que de retourner à la civilisation, le personnage mineur devenu grand par la force des choses – la femme de chambre – préfère maintenir l’état matriarcal de domination de l’espace de la plage.


Le collectif constitué par les survivants n’a pas de sens moral mais seulement une conscience aiguë de ses intérêts propres, évocation de l’éthique du monde contemporain, dans un rapport maîtrise-servitude permanent. Que fait le serviteur quand la maison tombe en ruines ? Il vend des pierres à son maître pour lui construire une nouvelle maison.


L’approche amorale – mais tout à fait rationnelle – développée par Ruben Östlund atteint un sommet lors de la bataille radiophonique menée au cœur de la tempête à la faveur de l’amitié des jeux d’alcool. Elle rend possible la cohabitation sans complexe des modèles de société antagonistes réduits à des citations d’auteur ou à des livres d’histoire.


En cela, le réalisateur poursuit, dans son nouveau film, la mise en scène du cadre qu’il a créé depuis Snow therapy. Le milieu importe peu car il est duplicable en autant de formats que de situations sociales réelles (musée d’art, voyage…). Manipulateur, il duplique la lâcheté de ses personnages quand ils sont livrés à eux-mêmes – ici, le jeune mannequin devenu gigolo par intérêt – et intègre le spectateur dans l’arbitrage de chaque situation.


Un mode opératoire qui fait entrer ce dernier dans une philosophie de comptoir, à l’instar des échanges superficiels échangés au bar ou à la table du restaurant dans le film, avec l’aide des penseurs modernes. Une figure en particulier s’impose, celle de George Simmel, pour qui l’argent – élément central du film – constitue une force civilisationnelle concentrant l’ensemble des valeurs de la société.


La main invisible de la croisière

L’enfer, c’est le pouvoir que l’on se donne contre la faiblesse que l’on tire des autres. L’intérêt au goût pour soi et au dégoût des autres prend forme dans Sans filtre à travers le mépris de classe qui s’opère sur le pont du navire, quand la partie dénudée du corps désobéit à la norme sociale – celle du matelot qui nettoie le pont supérieur.


Le capital, sécurisé dans le corps des mannequins et les biens matériels des possédants (ceux du russe en particulier), s’entretient dans la culture du capital et le développement des intérêts. La théorie de « la main invisible du marché » d’Adam Smith se vérifie sur l’île, envisagé comme lieu de refuge et d’aliénation nouvelle. « Que feriez-vous pour un pot de Nutella ou un simple paquet de bretzels ? » La théorie économique dans un monde idéal se transforme dans le réel quand le rapport alléchant aux produits empaquetés se dissout passé la date de péremption.


Ruben Östlund propose une leçon d’économie en accéléré en mettant en action l’idée développée par Beaumarchais dans L'Île des esclaves. Le système économique a ceci de remarquable qu’il s’équilibre en toute situation à travers l’analyse des ressources disponibles.


Filmer l’esthétique moderne

Le réalisateur épuise chaque lieu investi par la caméra : celui de l’hôtel, du bateau de croisière et de l’île nimbée dans une odeur de mort lente – les corps de l’équipage et des passagers flottent à la surface du paradis. La mise en scène qu’il propose a l’efficacité ravageuse d’une chorégraphie du vivant : les corps contrôlés par leur beauté éphémère, par leur statut social, sont mis à l’épreuve du de la réalité.


Ruben Östlund filme les pulsions de vie et de mort sur le modèle de l’effondrement. Le désir du corps qui dévoile un sein ou un buste musclé sur le transat ou sur la plage devient au mieux indifférence, au pire répugnance. Le réalisateur propose une longue dérivation, celle du plaisir malsain, à laisser mourir le corps constitué qui se déchire lui-même quand il est livré au réel.

Dans une esthétique de la surréalité, il interroge à travers des thèmes musicaux – « We have lost dancing » (1) – la durabilité des états présentés et crée les conditions du merveilleux macabre de la survie prolétaire pour les détruire aussitôt.


Le réel en dérivation

En cela, il construit un film naturaliste tel que le conçoit Gilles Deleuze (2). L’image naturaliste s’exprime à travers deux signes : les symptômes (un monde dérivé, comme le temps suspendu de la croisière et de l’île qui confine les voyageurs au statut de survivants) et les fétiches (bijoux, nourriture, grenade).


La pulsion de mort arrache les fétiches du monde originaire vers le monde dérivé et les place comme symptômes pervers d’une réalité décadente qui les contraint à la saturation.


(1) « We have lost dancing », Fred Again and Marea : « si je peux vivre les six prochains mois au jour le jour, ce qui vient après sera merveilleux » (chanson)

(2) Gilles Deleuze, L’image mouvement.


FrançoisLP
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le 1 oct. 2022

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