Fenix est un jeune homme mystérieux, vivant reclus dans sa chambre d'un hôpital psychiatrique de Mexico.


Un flash-back nous apprend qu'il était le fils de M. Orgo, propriétaire d'un cirque de Mexico, et de Concha, charismatique meneuse de la secte du Sang Sacré. Lorsque Orgo a cédé aux charmes de la Femme Tatouée, les déchirements du couple ont conduit à la mutilation de Concha, devenue manchote.


Des années plus tard, Fenix s'évade de l'institut où il est interné, et rejoint sa mère : celle-ci a en effet pris possession des bras de Fenix et les utilise pour assouvir sa terrible vengeance.


A la fin des années 80, le polyvalent chilien ayant subi coup sur coup l’échec de Tusk (1980) et l’avortement de son projet d’adaptation absolument dingue de « Dune » - à ce propos, actualité cinématographique oblige, voyez le documentaire Jodorowsky s Dune (2013) qui retrace les ambitions aux limites de la mégalomanie et de la folie qu’était ce projet et qui nous fera toujours regretter que ce film n’existera hélas jamais - l’ont éloigné du monde du 7ème art, ainsi lorsque Claudio ARGENTO, frère cadet de Dario ARGENTO l’approche pour réaliser un film d’horreur à sa manière, le petit monde du cinéma s’est montré plus que circonspect à propos de ce projet et de la capacité de Jodo à renouer avec sinon le succès populaire au moins le succès critique, doutes illustrés par la question d’un journaliste enhardi lors d’une conférence de presse au festival de Cannes 1988 lui demandant s’il n’était pas « trop rouillé », ce à quoi notre cinéaste a rétorqué qu’un couteau rouillé a une force double, en même temps qu’il coupe, il empoisonne. Réponse revancharde qui démontre l’état d’esprit qui l’habitait alors, déterminé et incisif.


Nous sommes alors près de 15 ans après La Montagne sacrée (1973) et 20 ans après El Topo (1970) et évidemment que son approche créatrice a évolué, notamment les intentions philosophiques et spirituelles de ses oeuvres ici citées, dans « Santa Sangre » il emprunte une autre voie plus sensorielle, bien que balisée de symbolisme, d’analytique, chassez le naturel … néanmoins l’expérience offerte au spectateur est ici de nature essentiellement physique. Or si le champ lexical de l’esprit fascine Jodorowski, celui du corps l’obnubile tout autant et les figures des amputés, des estropiés jalonnent son oeuvre qu’elle soit cinématographique, théâtrale ou dans ses bandes-dessinées. Pourtant réduire cet attrait pour l’incomplétude humaine à une ambition malsaine est une erreur d’analyse, là où il faut d’avantage y voir un rapprochement entre les considérations psychanalytiques, religieuses ou culturelles. Thèmes qui sont la colonne vertébrale de « Santa Sangre » l’histoire d’un enfant mutilé de façon irréversible par son père, victime d’un traumatisme familiale d’une violence inouïe et qui résoudra son complexe d’Oedipe en assassinant des jeunes femmes.


Le cinéma de Jodorowski a ceci de thérapeutique qu’il ne cessera d’exorciser l’éducation violente qu’il a subi de la part de son père, l’acte de création faisant office de catharsis curative, la première partie du film est clairement autobiographique, tant sublime que violente, quand la seconde s’interroge sur le passage à l’âge adulte, l’affranchissement de la figure paternelle et la délicate rupture du cordon ombilical.

Et là apparait un paradoxe certain dans ce postulat d’émancipation - et j’en veux pour preuve l’entretien de Jodo disponible dans les bonus du DVD en compagnie de deux de ses fils - Cristobal qui incarne Fenix adulte et Adan l’incarnant enfant, expliquent que l’expérience fut à la fois exaltante et traumatisante, le premier qui s’opposait à la vision tutélaire de son père dans la façon de jouer son personnage, ce à quoi ce dernier céda aux vues de son fils en le menaçant de rompre définitivement avec lui en cas d’échec du film, le second ayant du subir des violences physiques pour que ses réactions soient au diapason de celles de son personnage, un enfant maltraité, à savoir une sorte de reproduction consciente ou pas du schéma éducatif, bien qu’au final les enfants du chilien précisent que si la méthode peut paraitre discutable aux premiers abords leur enfance au sein de cette famille où seuls comptaient le développement spirituel, l’accomplissement artistique et l’émancipation individuelle fut des plus heureuses.


Alejandro Jodorowski envisage son cinéma comme une alternative au monde, transcender la réalité, dépasser les règles physiques, les codes esthétiques, bousculer les conventions morales ou les pré-requis culturels, en ce sens son cinéma ne ressemble à rien d’autre qu’à lui-même d’où l’estime confinant au fanatisme que lui porte bon nombre de ses admirateurs , mais est-ce si vrai ? Original sans doute, mais dénué d’influences ou totalement inédit pas certain.

L’expérience peut évoquer un voyage sous LSD - j’invite quiconque a l’occasion d’essayer à le faire, tant c’est une expérience qui vous grandira et vous ouvrira l’esprit - sans l’usage de cette substance restant malheureusement illicite. Jodorowski abreuvé de chamanisme tout autant que fondé de culture religieuse classique inonde son film d’images et de plans iconographiques qui transpirent la spiritualité sans qu’une théologie particulière s’en détache particulièrement, du « jamais-vu » à la fois fulgurant et grotesque, qui font résonner une corde singulière dans des formes plus conventionnelles. Sa façon de composer ses cadres, ses images obéit aussi bien à une structure mentale extrêmement élaborée à partir des mêmes motifs obsessionnels, le Christ, le cirque, le sang, le sexe et tout un bestiaire animalier, qu’à un sens surdéveloppé de l’intuition, l’autorisant à agir contre toute sagesse et de capter l’imperceptible et les signes, tout comme un tireur de tarot percevra les signes dans ds cartes qu’un néophyte ne verra pas.


Deux séquences parmi les plus stupéfiantes de la première partie de « Santa Sangre » sont le résultat direct de ce mélange entre préméditation et ouverture à l’inattendu : l’enterrement de l’éléphant qui évolue d’un convoi funèbre glaçant à la destruction d’un cercueil géant jusqu’au démembrement de la bête dans une explosion de cris et de rires par une foule de miséreux. Scène littéralement folle où la caméra de Jodo s’est juste attachée à capter les réactions à la fois prévisibles et inattendues d’amateurs recrutés dans les bidonvilles de Mexico à qui il avait promis une distribution de viande. L’autre séquence étant celle de la démolition du temple de la secte dirigée par la mère de Fenix durant laquelle un orchestre d’aveugle entame un chant religieux, là aussi je vous invite à visionner les bonus du DVD pour envisager la capacité de Jodorowski à capter les signes invisibles de la vie et les utiliser pour mener à termes sa vision artistique.

Un autre point qui me fait dire que finalement le cinéma de Jodorowski est à la fois inédit et irrigué d’influences est l’amplitude de sa culture cinématographique et de sa capacité à digérer ses influences pour en proposer une relecture toute personnelle. Ainsi rien que dans ce film on a une citation explicite de L Homme invisible (1933) de James WHALE dans le désir émouvant du personnage rongé par la folie de disparaitre, ou on pensera à Psychose (1960) revu et corrigé par Luis BUÑUEL, ou bien encore à un Freaks - La monstrueuse parade (1931) mis en scène par Brian DE PALMA, jusqu’au mime Marceau qui réaliserait Six femmes pour l assassin (1964) des grands écarts stylistiques qui traduisent à peine la richesse d’un film à la fois baroque et poétique, fantasque et intime, sanguinolent et sensible, sans nuls doutes le personnage d’Alma puise chez Federico FELLINI et sa Gelsomina de La Strada (1954) et il est évident qu’ont en commun ces deux réalisateurs la capacité à se servir du terreau de leurs mémoires pour y faire pousser les fleurs les plus extravagantes et les plus délicates.


Dans « El Topo » les codes du western n’étaient empruntés que pour partir sur une quête existentialiste, dans « Santa Sangre » ce sont les codes du giallo notamment dans une photographie volontiers excessive et une scénographie des meurtres qu’il détourne pour nous narrer au final l’histoire de la rédemption d’un tueur qui lui a été inspiré par sa rencontre avec un tueur en série mexicain qui venait de passer 30 ans en prison chez qui la douceur du visage d’un homme devenu père ne pouvait laisser envisager un passé aussi violent. « Santa Sangre » au final c’est l’histoire d’une guérison, un errance dans les labyrinthes de l’esprit au bout de laquelle surgit la lumière et la délivrance, tout comme pour Jodo l’acte de création ne cessera d’être une thérapie envers ses traumas enfantins. Le lyrisme poussé à son paroxysme, une épreuve éprouvante, un parcours douloureux mais dont on ressort ébloui et qui malgré une certaine symétrie nous permet me semble-t-il de mieux appréhender l’homme derrière l’oeuvre, sa complexité fascinante, un artiste étonnant qui demande à la fois un certain mode intellectuel mais aussi irrationnelle, sensitif et esthétique, mystique et concret et cette dichotomie m’est absolument précieuse d’où mon enthousiasme pour ce film et le cinéma de Jodorowski d’une façon générale.


Spectateur-Lambda
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le 3 août 2022

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