J'étais bien présomptueux de croire que "le Tango de Satan" faisait partie de ces œuvres qui ne convoquent que le regard de leur spectateur.
Écrire sur un tel film est un exercice périlleux car il nous conduit presque inévitablement à des préoccupations qui sont très loin de l'essence du film.


Sa durée par exemple. C'est souvent la première chose que l'on aborde. C'est même parfois la seule.
D'un côté, c'est plutôt justifié, tant le film est loin des normes du genre. Mais d'un autre côté, cela signifie qu'avant même de voir le film nous en sommes déjà à nous préoccuper de nous-mêmes, à nous demander "Comment vais-je tenir ?"
Une appréhension qui peut vite se révéler envahissante, lorsque notre confort décide de prendre le pas sur l'expérience cinématographique.


J'étais dans cet esprit là à la fin du premier entracte, après deux heures et demie de film. Je pensais en avoir vu assez pour conclure, j'étais sur le point de déclarer forfait.
J'allais quitter la salle en emportant dans mes bras un avis déjà tout bien confectionné. Quelque chose qui devait ressembler à peu près à ceci : "C'est un film d'une mélancolie absolue, qui agrémente sa beauté morose avec la lenteur du désespoir. Sauf que c'est beaucoup trop lent quand même, on aurait pu faire aussi fort en moins long. Je peux cependant comprendre que l'on aime. C'est un beau film j'en suis sûr, mais pas un film pour moi."


J'étais bien préoccupé avec mon ennui, cette envie d'autre chose qui peut prendre consistance avec n'importe quoi. Regarder sa montre, son portable, son voisin... Et alors le marchandage commence. Chercher à ne pas s'ennuyer à travers le film. S'imaginer des scénarios alternatifs, ironiser sur le ton du film. Tenter de trouver une occupation en déviant totalement le film de son intention première. Tout est bon pour faire une plus-value sur le pseudo-effort mis en œuvre devant le film.


C'est plutôt paisible la vie de spectateur quand on y pense. On estime qu'il suffit de se poser, de regarder, et d'avoir un minimum de patience pour apprécier un film. Passivité absolue. Aucune prise de risque, on est gagnant à tous les coups.


Difficile cependant d'adopter une telle posture devant "le Tango de Satan".


Comme pris par une intuition, j'ai quand même décidé de rester. Je me suis dit qu'en étant dans un tel état d'esprit, je ne faisais qu'apposer sur le Tango de Satan des attentes qui ne concernaient que moi.
C'est plutôt difficile finalement, de se laisser happer.


J'accueillis la deuxième partie du film avec un nouveau regard, comme une sorte d'épiphanie profane.
C'est un fait. "Le Tango de Satan" est un film qui dérange.
Mais est-ce qu'il nous dérange vraiment là où on le croit ?


Certes le film met en scène la misère humaine et sa violence inhérente, qu'elle soit physique, verbale, psychologique, sur les humains ou les animaux. Mais pourtant j'ai l'impression que ce n'est pas tant l'action qui va choquer les spectateurs, mais justement l'absence de celle-ci, tout ce qui tourne ou peut tourner autour du manque. Aucun intérêt de parler de ce qui se "passe" dans le film, puisqu'il suffit de la scène d'introduction pour comprendre que nous sommes bien loin de toute préoccupation narrative, de divertissement, tout ce qui permet de "faire passer le temps".


Je ne sais même pas si le film parle vraiment de la mort. J'ai eu à des moments l'impression que le film abordait justement l'absence de mort, l'absence de rupture, d'opposé, tout ce qui permet de donner leur qualité aux choses (comment profiter de la vie si la mort n'existait pas ?).
Et alors nous sommes dans le domaine de la mélancolie, de la damnation. La mélancolie ce n'est pas la tristesse, ni la dépression. La mélancolie c'est un appui bien profond sur les contours de ce qui nous manque, ou plutôt ce qui devrait nous manquer. C'est un attachement déraisonné à quelque chose qui aurait du arriver, une pente glissante et surtout terrifiante pour peu qu'elle nous concerne.


En l'absence de rupture, aucun espoir de changement n'est à attendre. Le temps devient donc infini.
Infini, ou plutôt faussement infini, puisque sept heures et demie c'est long mais à l'échelle d'une vie ce n'est rien. Le film s'illustre aussi par son usage de la répétition, une autre manière d'objecter à la marche du temps.
Béla Tarr disait un jour dans une interview : "my goal has always been to make timeless stuff". On peut entendre cette phrase de bien des manières.


Mark Hollis, du groupe Talk Talk, quant à lui évoquait : "Before you play two notes, learn how to play one note. [...] And don’t play one note unless you’ve got a reason to play it.", Béla Tarr, c'est pour moi l'équivalent d'une telle rhétorique, appliquée au cinéma.
Pourquoi jouer une seconde note, quand la première suffit ?


Il est impressionnant de voir comment un film est capable de déchaîner les passions autant dans un sens que dans l'autre. Comme quoi le temps est vraiment relatif.


J'ai du mal à savoir si j'ai aimé ou non le film. Je pense que je l'ai aimé, puisque je me vois lui mettre une telle note.
Mais de là à dire pourquoi je l'ai aimé...
Alors je peux bien enrober mon opinion dans des constructions du type "un regard déchirant et magnifique sur la condition humaine", ce sera loin d'être faux et pourtant cela ne sonnera pas vrai à mes yeux.
Je pense que "le Tango de Satan" est un film qui vise une partie intangible du spectateur, une sorte de point aveugle dans son ressenti.
Au lieu de terminer ma vision avec un bel avis tout fait (qu'importe son contenu), je me retrouve avec quelque chose d'inachevé, quelque chose qui, paradoxalement, garantira la trace que laissera Sátántangó dans mon esprit. Pas de glissade sur la surface des choses ici.


People just tell a fucking story and we believe that something is happening with us [...] But nothing is happening with us. We are not really part of the story. We are just doing our time, and nobody gives a shit about what time is doing to us. It’s a huge mistake. I just did it a different way.


Citations tirées de https://www.indiewire.com/2019/10/bela-tarr-satantango-restoration-interview-1202182436/

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le 4 févr. 2020

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