La caméra de Béla Tarr survole, glisse, se faufile, suit des lignes avec une fluidité incroyable qui fait véritablement planer... Et vraiment les quelques sept heures de la fresque que constitue Sátántangó ne pèsent pas, à proprement parler. Ce qui aurait pu donner, derrière la caméra d'un autre réalisateur, une pâte indigeste, donne ici une sorte de grand poème (ou roman) mis en image, saturé par la pluie, inquiétant, fascinant, diabolique et cru. Vraiment, c'est incroyable comme la caméra voltige, rend le regard limpide... Aucune pesanteur ici : tout est pris en charge de bout en bout par l'intelligence des plans, par un talent fou. Le choix des lieux s'associe ici à une réflexion poussée sur la fabrication des plans-séquence, qui n'ont jamais rien de gratuit et transpirent le travail, le regard, et finalement la beauté, alors que leur matière première est triviale, misérable, lourde de terre et d'hommes marginaux : prostitution, misère, trombes d'eau et gadoue partout, ravages de l'alcool, intérieurs misérables, tout cela est finalement triste à mourir. Et pourtant, c'est un ravissement...
Ce film est donc avant tout l'histoire d'une alchimie. Ou comment revivifier la terre pour lui donner de l'ampleur, la rendre belle, magnifier les lieux, les visages et la lumière : véritables paysages haïkus en noir et blanc, traversés de lignes de force mémorables, photographie travaillée, ciselée, jouant sans cesse sur l'ombre et la lumière, et surtout jeux complexes de vases communicants entre les différents espaces. Jeux de basculements d'un monde à un autre, d'un espace à un autre : on remarque finalement que s'il est un objet d'une importance capitale dans Sátántangó, c'est bien la fenêtre. La fenêtre, c'est ouvrir vers l'extérieur, laisser possible un passage, jamais opaque, de l'espace intime du logis vers l'horizon de ces grands espaces désolés rongés par les vents. Et à l'inverse, la fenêtre est la promesse de renouer, de l'extérieur, avec l'espace intime, d'accéder au plus proche des hommes, à leur couche, à leur visage. Le film ne renferme jamais de fait le carcan du regard, il laisse les lignes ouvertes, libérant véritablement les espaces.
On pourrait aller plus loin en avançant en somme que Béla Tarr réussit là où ses personnages échouent. La petite fille, Estike, regarde à la fenêtre de l'auberge où dansent les ivrognes et n'y éprouve aucun sentiment de réconfort et de communion dans sa solitude et son errance, sa perte. La fenêtre lui coupe la possibilité d'un monde et d'un dialogue. De même, la fenêtre de Futaki ne laissera passer que l'inquiétante sonnerie des cloches : il y regardera sans rien voir ni comprendre, effrayé et aveuglé dans la pleine lumière matinale (cf. les dernières paroles du film), et elle ne saurait plus rien lui dire. Bientôt en effet il ne reste d'elle qu'une opacité, une surface rendue désormais muette par les trombes de pluie. Seul le médecin trouvera la parade, passera de la scrutation paranoïaque et inquiète à la claustration totale, mettant un terme à cette peur qu'incarne finalement, la fenêtre, cette métaphore des espaces et des sons. Aussi si la caméra de Béla Tarr met un point final à ce film en une fin criante d'évidence (celle de l'échec dans l'immobilisme?), elle n'a pourtant de cesse de nous faire sentir en permanence le contraire. Reptilienne, elle montre - ce qui est déjà presque comprendre?- là ou d'autre refusent le dialogue, ferment les yeux et se renferment dans l'espace silencieux, leur caveau.
Et c'est l'un des points formidable du film, car Béla Tarr attire toujours sa caméra, finalement, sur les lieux de vie et les visages, elle se cristallise au contraire sur les êtres, sur la vie. Comme Estike, le regard semble traduire constamment une demande, un but, vouloir s'approcher des gens. Mais la caméra semble aller plus loin en les montrant peut-être trop "bien" pour être honnête et n'être que regardante, objective. Elle finit par être humaniste : plans de dos sur la carrure bringuebalante du médecin, avec cet énorme col remonté, circonvolutions autour des alcooliques affalés dans leur débauche (entre extase et horreur) dans l'auberge, plans étonnants sur les seins titanesques de Ms. Schmidt, sur les visages, ruinés par la misère, mais rayonnants d'humanité, du mari simplet et de Futaki... sorte de Caravage-fresque qui dirait la fatigue, les drames d'un peuple.
Une œuvre exceptionnelle, admirable.