Dans les années 70, alors que bat son plein ce que l’on appelle communément la “Révolution sexuelle”, ont fleuri des revues et des journaux militants homosexuels, transgressifs et provocateurs. À la suite du Rapport contre la normalité rédigé par le FHAR, des périodiques éphémères comme Le Fléau Social ou L’Antinorm prirent le relais de la lutte politique. Fondé en 1972, ce dernier se donnait des objectifs révolutionnaires, cherchant à monter des comités d’éducation à la sexualité à travers tout le pays, combattant la psychanalyse et la médicalisation de l’homosexualité, affirmant haut et fort la dimension politique des corps. Son titre est assez révélateur de son mot d’ordre : questionner, a minima, les normes sociales et mettre à nu les oppressions qu’elles génèrent ; mettre en branle une “normalité” structurée autour de l’ordre patriarcal, de l’hétérosexualité, de la sexualité reproductive ; donner aux autres, aux différents, aux anormaux, aux déviants des armes et un porte-voix.
Sans avoir la même portée, puisque, comme la quasi totalité des réalisateurs de l’époque, par couardise ou par prudence, Camille Vidal-Naquet récuse la dimension politique et militante de son film (“ce n’est pas un film militant” et “ce n’est pas un film politique” sont devenus les mantras d’un cinéma qui ne veut pas prendre ses responsabilités, on y reviendra), Sauvage porte en lui quelque chose d’anormal. Tout d’abord parce qu’il s’attarde sur une population marginale parmis les marginaux : les prostitués masculins que l’on retrouve, si on les fréquente, sur les bords de route, dans les bois qui jouxtent les grandes métropoles. Dans ces espaces périphériques, communautés et pratiques interlopes vivotent, résistent, survivent. Le bois, comme l’a bien montré Grésillon dans son étude sur les SDF du bois de Vincennes, est un espace refuge pour les marginaux. Profitant de la segmentation et de la spécialisation des différentes parties des bois, ils y trouvent des lieux de quiétude, d’intimité, de solidarité. Ils fondent un territoire anormal, à l’écart ; un territoire de traverse, dont la fonctionnalité est définie par le seul usage de la communauté qui l’occupe : ici, celui de la prostitution.
Des marginaux parmis les marginaux, évoluant dans des espaces de friction, intermédiaires et impersonnels (dont la dimension quelconque a volontairement été soulignée par le cinéaste), laissés là par l’État pour faire la jonction entre urbain et rural, dans un semi abandon qui défie la rationalité utilitariste de l’époque. Car c’est bien cela, la rationalité de notre époque, et plus précisément celle des homosexuels homme de notre époque, que le film vient tranquillement mettre en question. Cette anormalité radicale nous oblige, nous, homo : à questionner la normalité qui transparaît en miroir, et à nous situer par rapport à elle. Elle nous oblige plus précisément à saisir la façon dont cette normalité nous a saisi. Comment elle a été digérée, à l’encontre justement des perspectives révolutionnaires soulevées dans L’Antinorm, dans Tout ou chez Hocquenghem. Comment le combat pour l’égalité des droits entre hétérosexuels et homosexuels s’est retourné en une normalisation effective d’une communauté de plus en plus acquise au capitalisme, au néolibéralisme et aux politiques discriminatoires de notre temps.
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