L'étrangère
Il est des œuvres qui, par le suprême degré de fascination qu’elles exercent, tempèrent jusqu’aux plus évidentes maladresses. Ainsi de Sayonara. Au cœur même de son humeur contemplative, le film...
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le 6 mai 2017
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Il est des œuvres qui, par le suprême degré de fascination qu’elles exercent, tempèrent jusqu’aux plus évidentes maladresses. Ainsi de Sayonara. Au cœur même de son humeur contemplative, le film accuse indéniablement une forme de saturation – profusion de thèmes toujours plus actuels, manque de concision dans l’épure – ; pour autant, nombre de visions qui le traversent atteignent des cimes rarement égalées au cinéma ces dernières années.
Melancholia
Suite à l’explosion criminelle de plusieurs centrales nucléaires, le Japon est plongé dans le chaos. Dans cette atmosphère crépusculaire qui voit le pays se vider progressivement de sa population, chacun attend son tour pour être évacué. L’héroïne, Tania, se trouve doublement marginalisée : par sa position géographique – elle vit dans une maison juchée en pleine nature – et sa condition d’étrangère, qui la relègue d’emblée en fin de liste du plan d’évacuation. A l’espoir teinté d’amertume des japonais en passe de quitter leur pays pour un avenir meilleur, la jeune femme oppose le stoïcisme de celle qui sait : l’émigration reste avant tout un exil, le lieu d’une fêlure profonde que l’on porte à jamais en soi et sur soi. De fait, Tania traverse chaque image sans réellement s’incarner, hante les espaces plus qu’elle ne les habite, et ce jusqu’aux plus intimes – en véritable étrangère à sa propre demeure, elle erre et somnole sur le canapé du salon, souvent immobile, mais jamais enracinée, toujours de passage, déjà spectrale. Phrasé monocorde, visage impassible, lenteur désaffectée des déplacements : c’est comme si tout son être ployait sous quelque sortilège invisible. L’histoire prend prétexte d’une maladie incurable, mais nul besoin d’en expliciter la nature : ce mal qui lentement la consume, c’est la mélancolie – d’une autre terre, d’un autre temps, de ce foyer lointain et inaccessible qui lui fut jadis soutiré.
Dans les replis de son quotidien erratique émerge une présence discrète : celle de Léna, une androïde qui tient compagnie à Tania depuis l’enfance. Leurs tête-à-tête sont le lieu d’une configuration inédite dans l’histoire du cinéma, une actrice de chair et de sang se retrouvant face à un véritable robot. Par là même, Sayonara porte un regard singulier sur l’intelligence artificielle, Kôji Fukada ne jouant aucunement sur une ambiguïté de nature : Léna, par sa seule présence synthétique, nous apparaît d’emblée (dé)limitée par sa condition. Il ne s’agit plus de dissiper a priori les frontières entre humain et machine, mais plutôt de prendre acte d’une incompatibilité pour mieux établir des analogies et, ce faisant, un échange et une évolution possibles. A défaut de travailler un mimétisme des corps en soi, où le trouble du même suscite souvent l’angoisse, le cinéaste s’intéresse à des singularités : telles attitudes – les gestes parfois étrangement mécaniques de Tania –, telles déficiences – Léna se déplace en fauteuil roulant – ou tel travail presque abstrait de l’image – les déformations optiques qui tendent à estomper textures et silhouettes – instaurant alors des connexions, des passerelles. Ces corrélations visuelles s’accompagnent d’une proximité affective croissante : à mesure que le cercle de proches gravitant autour de Tania s’amenuise, l’androïde devient l’unique refuge pour lutter contre cette immense solitude qui accable la jeune femme.
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A son meilleur, Sayonara s’offre comme une expérience sensorielle sidérante, un pur songe de lumière épousant les corps et les choses. Les paysages de landes et de reliefs désolés sécrètent une clarté placide et délicatement irréelle, comme voilée, infectée par un poison invisible, quand les intérieurs se laissent peu à peu dévorer par l’ombre. Le premier sujet du film – ce qui dépérit, ce qui disparaît – se fond dans un linceul à la fois contrasté et cotonneux, presque apaisé, au ralenti : dans Sayonara, la fin du monde est un sommeil, tandis que le genre humain s’éclipse dans la douceur feutrée d’un soupir. Sur une toile de fond pourtant imprégnée par les questions du départ, de l’ailleurs et de l’espoir, le film prend le parti de la stase, du figé, de l’attente à ce point immobile qu’elle semble dénuée d’objet.
Cette symphonie de l’engourdissement, cette poétique indolente de la finitude, relèverait toutefois de la posture si elle n’ouvrait sur un horizon salutaire : dans un dernier segment parcouru de visions saisissantes, Sayonara joint, à la disparition achevée, la naissance simultanée d’un regard, l’affirmation d’une présence et d’une survivance intrinsèquement autres. Le film révèle alors son cœur véritable, celui d’un passage de flambeau entre l’être de chair et le corps synthétique, de Tania à Léna, de l’exilée mélancolique à l’ombre servile programmée pour tromper la solitude des hommes. Tout le projet tend ainsi, par-delà deux natures inconciliables, à une humanisation, réelle mais à jamais inachevée, de l’androïde au contact de sa protégée. Eternelle accompagnante en retrait de l’histoire qui se joue, Léna aura finalement le dernier mot – la première étrangère de Sayonara, c’était elle.
Se fait jour alors, avec une remarquable retenue, ce que pourrait être un monde sans l’homme – un univers dépouillé, faussement vide et silencieux, revenu à son étrangeté primitive, libéré de l’influence de notre espèce et pourtant hanté par elle. Dans le Japon déserté de Kôji Fukada, les arbres continuent de fleurir, et c’est à la machine, en curieux successeur de l’humain, que revient le précieux privilège de contempler la beauté. Sayonara se clos sur ce regard artificiel et pourtant impénétrable, ce visage vierge sur lequel se reflète nos terreurs et nos rêves les plus profonds, en un condensé d’une splendeur souveraine.
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le 6 mai 2017
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