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J'ai vu Senso contre mon gré ; alors, pour justifier cette perte de temps, j'ai cherché les bonnes raisons pour l'avoir vu :
1) Une mauvaise direction d'acteurs comme on n'en voit jamais à part dans les films amateurs.
Luchino est tellement attentif aux détails qu'il oublie de regarder le tout. Le jeu est amplifié pour combler la nullité des dialogues (et par goût pour la théâtralité, bien sûr). Ce qui donne une actrice qui en fait trop, qui est grimacière et laide, la plupart du temps (ce que souligne ironiquement la capture d'écran qui le titre de cette critique). Mention spéciale, pourtant, au soldat qui fait le mort à 1:32:00. Il faut dire que ça paraissait difficile d'avoir l'air plus mort que mort.
2) Le scénario le plus pourri de l'univers.
J'ai fini par comprendre pourquoi en imaginant la genèse du film. Appelons l'ami hypothétique de Luchino par un nom générique italien : Antonio.
Luchino : Toni, je ne sais plus quoi faire... je suis en manque...
Antonio : En manque ? Mais tu as déjà tout ! Tu as de l'argent, tu es intelligent, tu as de la culture... tu fais ce que tu veux... et tu m'as, moi !
Luchino : Oh, Toni ! Comme tu m'es précieux !
(Un mec au fond de la pièce fait signe d'aller plus vite.)
Luchino : Mais ce qui me démange, c'est le beau. J'aime trop ça, ce qui est beau...
Antonio (rougissant) : Oui, je sais...
Luchino : Je veux faire à nouveau des images pour le cinéma. Des BELLES images !
Antonio : Ah, ce n'est que ça !
Luchino : Oui ! Je visualise très bien une scène de guerre... c'est beau, la guerre, hein ? Hein que c'est beau ? C'est organisé ! Et en même temps, c'est anarchique !
Antonio : Certes !
Luchino : Seulement je ne sais pas comment introduire une guerre...
Antonio : Tu n'as qu'à situer ça au moment de l'indépendance de l'Italie !
Luchino : Bonne idée ! En plus j'adore Garibaldi ! Lui et ses soldats, ils avaient des costumes magnifiques. Si ça ce n'est pas une preuve de bon goût !
Antonio : Mais peut-être que ça ne suffira pas, comme histoire ?
Luchino : Hein ? Tu crois ? ... Bon, il faut trouver un bouquin à adapter.
Antonio : Je vais appeler Olivia, elle s'y connaît en littérature, elle trouvera peut-être quelque chose.
Luchino : Non ! Je-veux-le-faire-maintenant !
Antonio : Mais on est chez moi et tu sais bien que je n'importe que des bouquins en russe pour me la péter...
Luchino : Et ça, c'est quoi ?
Antonio : Euh, ça, c'est un recueil de nouvelles que j'ai acheté à un bouquiniste l'autre jour pour faire bonne figure devant mon amante...
Luchino : Mais ce sera parfait. Voyons voir... Il y a... 7 nouvelles. Dis un chiffre de 1 à 7.
Antonio : Euh... 3 ?
Luchino : « Senso ». Parfait.
Antonio : Ça raconte quoi ?
Luchino : Attends je fais une lecture rapide. ... Voilà. Alors c'est une fille, Livia, qui tombe désespérément amoureuse d'un soldat autrichien. Elle fait une grosse connerie pour lui et finalement, elle se rend compte qu'elle aurait pas dû parce que c'est un salaud.
Antonio : Ouah, trop bien !
Luchino : C'est aussi ce que je pense. Bon, je veux que le film dure à peu près 2h, sinon je pourrai pas filmer assez de belles images.
(J'aime à penser que Visconti tournait plein d'images costumées de la même époque pour finalement, sur le lit de sa mort, faire LE montage final qui serait son plus grand film. Un film muet qui serait splendide et pour lequel il aurait pu trouver un vrai scénario.)
Antonio : Ça me paraît bien. Bon, mais sinon tu sais que t'es trop nul pour raconter les histoires. Il faut que tu t'entoures.
Luchino : Oui ! Je vais m'entourer au mieux.
Antonio : J'ai Suso Cecchi d'Amico, Carlo Alianello, Giorgio Bassani et Giorgio Prosperi pour le scénario. Et Tennessee Williams et Paul Bowles pour les dialogues. Tu veux qui ?
Luchino : JE LES VEUX TOUS !
Et Visconti eut les yeux plus gros que le ventre... C'est le paradoxe viscontien que je retiens du film : à vouloir faire trop parfait, on foire tout !
3) Les dialogues les plus hilarants du monde.
Malgré les illustres noms des dialoguistes, et le fait qu'il y ait des dialoguistes (ce n'est plus un métier très répandu aujourd'hui), les dialogues sont dignes du meilleur des nanars. Cela est probant dans une scène qui se situe entre 53 minutes et 1h05, que je vous conseille pour sa nullité tout en vous la déconseillant. En somme, ce sont 12 minutes d'hésitation, et rien n'est plus redondant que l'hésitation. L'amant de Livia, Franz, la rejoint alors que ce n'était pas prévu. Les chiens de garde aboient, c'est la panique dans le château. Livia le cache. Les chiens sont enchaînés. Elle lui demande alors de partir : « You must leave, leave, leave » (Tu dois partir, partir, partir). Puis, après une petite blague pas drôle, un « je n'ai pas bien entendu » ascendant « tu as dit que t'étais folle de moi, non ? », elle répète sa demande : « I told you to leave, leave, leave » (Je t'ai dit de partir, partir, partir).
Maintenant, si l'on remplace la préoccupation des personnages (vont-ils se quitter ou pas ?) par un pain au chocolat, voici ce que ça donne : « tu veux un pain au chocolat ? – nan – t'es sûre que tu veux pas un pain au chocolat ? – je t'ai dit que nan – bon, d'accord... mais quand même, un petit pain au chocolat, ça fait pas de mal ? – mais j'en veux pas... – t'es vraiment sûre ? – plus que jamais. – nan mais explique un peu pourquoi – j'ai pas à m'expliquer, je veux juste pas de ton pain au chocolat... – ok, ok, t'énerve pas. – je m'énerve pas ! mais arrête juste de me proposer un putain de pain au chocolat – ok. – bon, d'accord, je veux bien un pain au chocolat – haha, tu vois. – oh oui ! un pain au chocolat ! c'est exactement ce dont je rêvais ! ». Comme vous l'aurez compris, Livia, après avoir hésité pendant ce qui paraît être des heures (n'est-ce pas d'ailleurs une représentation caricaturale de la femme, et Visconti n'est-il pas un peu misogyne, maintenant que j'y pense ?), se laisse faire comme une fille facile. A 1h02, un baiser dure 30 secondes ; le suivant, 8 secondes (Luchino : « Parce que le spectateur a compris, on va pas non plus s'éterniser ! »).
4) On s'emmerde tellement qu'on devient très imaginatif.
5) On conçoit une carrière possible dans le métier du scénario.
6) Pour le plaisir de confronter ce film informe à la conception hitchcockienne du cinéma et de voir combien la différence est grande.
Hitchcock (dans le Hitchcock/Truffaut) : « La différence entre le suspense et la surprise est très simple, et j'en parle très souvent. Pourtant, il y a fréquemment une confusion, dans les films, entre ces deux notions. Nous sommes en train de parler, et il y a peut-être une bombe sous cette table. Notre conversation est très ordinaire, il ne se passe rien de spécial, et tout d'un coup : boum, explosion. Le public est surpris, mais, avant qu'il ne l'ait été, on lui a montré une scène absolument ordinaire, dénuée d'intérêt. Maintenant, examinons le suspense. La bombe est sous la table et le public le sait, probablement parce qu'il a vu l'anarchiste la déposer. Le public sait que la bombe explosera à une heure et il sait qu'il est une heure moins le quart – il y a une horloge dans le décor. La même conversation anodine devient tout à coup très intéressante parce que le public participe à la scène. Il a envie de dire aux personnages qui sont sur l'écran : « Vous ne devriez pas raconter des choses si banales, il y a une bombe sous la table, et elle va bientôt exploser. » Dans le premier cas, on a offert au public quinze secondes de surprise au moment de l'explosion. Dans le deuxième cas, nous lui offrons quinze minutes de suspense. La conclusion de cela est qu'il faut informer le public chaque fois qu'on le peut, sauf quand la surprise est un twist, c'est-à-dire lorsque l'inattendu de la conclusion constitue le sel de l'anecdote. »
Le suspense n'est pas réservé aux films noirs. Le problème de Senso, c'est qu'il n'y a aucun suspense. Juste le logique : comment ça va finir ? Avec, peut-être, je l'admets, la préoccupation, presque insoutenable : il ne va quand même pas RIEN se passer ?
Je ne sais pas si vous l'avez remarqué, mais précédemment, je vous ai résumé le film à travers une réplique de Luchino. Je me suis dit que vous annoncer qu'il y aurait une surprise finale, un retournement, pourrait tenir lieu de suspense. J'ai voulu aider le film. Car une bombe explose bien en dernière instance, mais avec peu de portée. Surtout, toutes les scènes qui précèdent sont excessivement fades, car on n'attend rien. Maintenant, vous attendrez quelque chose.
Pourtant, la même année 1954 (date de sortie du film, au fait), paraissait un des plus grands films du cinéma, La comtesse aux pieds nus, de Joseph L. Mankiewicz (dont j'ai également fait la critique). Et dans ce film a lieu une même révélation finale, de l'amant à l'amante. Seulement, dans La comtesse aux pieds nus, la révélation est préparée, ce n'est pas un mystère de pacotille. L'amant, à sa sœur, vingt minutes plus tôt : « quand vais-je pouvoir le lui annoncer ? » Et le spectateur de s'inquiéter et de spéculer sur ce qu'il pourrait annoncer (sans toutefois pouvoir parvenir à la cheville de ce secret incroyable). Du coup, la scène de la révélation est passionnante. Ava Gardner attend celui qu'elle compare maintes fois à son prince charmant, les couleurs sont étincelantes, et toutes les exagérations contrastent avec ce qui va être dit. Donc, les exagérations ne sont pas niaises. Tandis que dans Senso, elles le sont, parce qu'il n'y a pas de promesse de quelque chose à venir pour contredire ce trop-plein d'amour. Et le sourire qu'on esquisse devant les dialogues n'est pas un sourire amusé, c'est un sourire moqueur... « Ferme tes yeux – Je ne les ai pas fermés de la nuit. – Pourquoi ? – Je t'ai regardé pendant que tu dormais... – C'est pour ça que j'ai si bien dormi ! ».
7) Senso est un film pour observateurs fous.
N'oubliez pas que je dresse la liste des bonnes raisons ! Celle-ci est bonne, tout en étant mauvaise. Si l'on n'est pas dans la sur-observation et sur-interprétation, on peut difficilement apprécier le film. Mais les détails sont là, ceux pour nous aider à sur-interpréter. On a beau chercher, dans un gros plan à la Cassavettes, on ne trouvera aucun détail pour ouvrir notre imagination d'analyste fou. Au moins, chez Visconti, on peut s'amuser. Essayez, c'est un petit exercice très amusant. Mettez le film n'importe où et interprétez n'importe quoi. Ça vous aidera à tenir le coup, promis.
Par exemple, j'ai remarqué que la table, à la fin, était bancale. Laissez-vous aller, oui. Ma mère dit que c'est peut-être signe de l'écroulement du monde. Soyez imaginatifs. C'est peut-être le signe de l'écroulement de l'illusion de Lidia... C'est peut-être parce que des choses ont eu lieu sur cette table...
Par exemple, au début du film, lorsque Lidia accompagne son cousin exilé à la gare, une mère vient faire un dernier baiser à son fils... Peut-être qu'il y a un parallèle à faire avec Lidia... qui serait comme une mère pour son cousin... mais elle ne lui baise pas le front, comme la mère de l'autre soldat... ah, c'est peut-être un signe précurseur, alors... d'une trahison à venir ?
Amusez-vous.
Un petit bémol : « sens du détail » ne rime pas toujours avec « finesse ». J'ai beaucoup ri aux grossières irruptions de la musique. Notamment au jingle du « je commets une faute morale » à 1:17:48 (à mettre en parallèle avec cette vidéo: http://www.youtube.com/watch?v=6inr_qLUxno).
8) C'est joli.
Sauf cette horrible Alida Valli qui tient le rôle principal, le film est magnifique. Surtout quand il s'agit de mettre en scène des extérieurs. Il faut dire qu'à Venise, il faudrait se forcer pour faire un mauvais plan. Pour un premier film en couleurs, il faut avouer que c'est réussi.
Aussi je terminerai mon commentaire du film sur une ouverture : ET SI Visconti était un visionnaire ? Si ses films étaient destinés à être vus sur des ordinateurs ? Et s'il fallait simplement vagabonder avec son curseur, d'images en images, sans son, et admirer le travail ? Là, je me balade, et alors que, dans la continuité du film, une scène ne m'avait absolument pas touchée, tant les enjeux et les dialogues étaient niais, à l'arrêt sur image, elle me plaît. Je suis même presque nostalgique de ce lieu si bien trouvé : une sorte de ferme, avec du sable, ou du blé, par terre, et de belles poutres bien apparentes, et des fenêtres rustiques. (http://img715.imageshack.us/img715/9997/monsouvenirdesenso.jpg)