... mais la nouvelle dont s'inspire Visconti ne l'était pas : du petit récit sensuel de Boito émerge une gigantesque pièce montée, qui peine, à trop vouloir monter la chantilly, à réussir le va et vient entre intime et universel auquel elle prétend.

Le film est esthétiquement irréprochable : on navigue avec admiration à travers ses tableaux soigneusement composés, fasciné par la beauté des costumes aux couleurs symbolisant la décadence des espoirs vénitiens et des décors, baignés d'une lumière crépusculaire offrant un miroir technicolor aux désillusions de la comtesse Livia. Chaque cadrage semble millimétré et serti d'un cadre doré baroque du plus bel effet. Jamais Venise n'avait sans doute été, au cinéma, aussi bien exploitée dans sa fonction de décor théâtral : calle comme des coulisses où l'on se faufile, se poursuit et se perd, fou de douleur ; rio qu'on longe comme une ruelle de rencontres ; campo s'ouvrant comme des bras généreux où l'héroïne peut s'ouvrir à l'amour ; Arsenal écrasant où la silhouette de Livia, toute empesée dans ses jupes, semble bien faible. Il en va de même pour la sensualité de la campagne italienne, le palazzo où s'exile l'infortunée comtesse, Aldeno ou Vérone, bien sûr... mais déjà se dessine, sous la caméra de Visconti, la fascination pour Venise, dont il sublimera l'esthétique fin de siècle dans "Mort à Venise".

Et pourtant... Pourtant, à trop vouloir transformer le récit d'une dérive amoureuse en nouvelle Chartreuse de Parme, à trop vouloir jouer sur l'esthétique théâtral du premier acte de son film (expressions outrées des acteurs, musique grandiose, mise en scène chargée de symbolisme... autant de point digne de l'opérette qui sert d'ouverture au film), Visconti me semble passer à côté de son sujet : les désillusions de Livia se double de l'échec de la lutte pour l'indépendance nationale, son histoire d'amour se conte en parallèle des efforts de la Résistance vénitienne contre l'occupant autrichien. C'est une noble idée, que de vouloir ainsi gonfler le récit de Boito pour lui donner une dimension plus universelle : mais les raccords entre les deux dimensions de son récit semblent trop exagérés et forcés. L'un fait pâtir l'autre : on retient plus, de la scène d'introduction, le brave acte de rébellion des résistants plutôt que le trouble supposé de la comtesse à la vue de son futur amant - lors même que ce coup de foudre était conté avec une pudeur brûlante par Boito ; plus tard, le désespoir de Livia, à la découverte de l'absence de son amant, est plus touchant que ses retrouvailles avec son héros de cousin.

Le film me semble pâtir de ces aller-retours bancals entre l'intime et l'historique : et malgré les déluges de beauté baroque en voie de décrépitude, je n'ai pas réussi à me laisser soulever par ses grands élans très "mal-de-siècle". Peut-être ma connaissance du texte a-t-elle influencé mon jugement (sévère, par exemple, sur la qualité de certains dialogues, qui n'aident pas toujours les interprètes à pouvoir exprimer leurs sentiments qu'à travers autre chose que de grandes expressions outragées) ?

Quoiqu'il en soit, ce Senso ne me semble être qu'un (fort esthétique) galop d'essai à l'ampleur décadente d'un "Guépard" ou à l'esthétique crépusculaire d'un "Ludwig".
LongJaneSilver
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le 30 oct. 2013

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