Dans le game de l’époque, rassembler Patrick Dewaere, Myriam Boyer, Marie Trintignant, et Bertrand Blier ça promet ; Si ça c’est pas avoir un peu le nez creux, mon neveu. (Ah oui, je me mets en mode « Poupée », jeux de mots débiles en prime). En dépit du fait qu’ils n’ont pas tous la même popularité au moment du tournage, aujourd’hui ça sonne quand même comme quelque chose d’un peu incroyable. Derrière la caméra, Alain Corneau à la réalisation, et Georges Perec (excusez du peu) aux dialogues. Autant dire que même le café pendant le catering devait être un truc en or massif.
En France, à la fin des années 1970, on assiste à la fin des Trente Glorieuses tout comme a pas mal de bouleversements sociétaux. Les répliques du séisme de 1968 n’ont pas fini de se faire sentir, c’est le début de l’appropriation des luttes. Elles se polarisent notamment autour du Larzac et à travers le début d’une conscience anti-nucléaire. Politiquement, les scandales s’entassent et éclatent au grand jour : corruption, diamants, écoutes sauvages, conflits de personnes prennent de l’importance en même temps que la propagation fulgurante de la télévision dans les foyers. C’est le grand désenchantement, contrasté puissamment par les images d’Épinal d’une France d’après-guerre soi-disant joviale et paysanne.
Bref, le storytelling du bordel est un peu sur mode encéphalo plat.
C’est également le début des grands ensembles, des banlieues et des terrains vagues, des zones commerciales et des bureaux en haut des tours. Autant d’horizons cimentés contre lesquels viennent se fracasser les ambitions. Peu à peu, certains se sclérosent dans des vies routinières terriblement mornes. Le ciel, couleur gris béton, est proche et pourtant bien lointain à la fois pour ceux qui vivent coincés dans ces labyrinthes de vie.
Pour l’intrigue
Franck Poupart (Patrick Dewaere), "Poupée" pour les intimes, est un très modeste représentant de commerce d’une de ces banlieues proches de Paris, entre pavillons défraîchis et horizons gris. Dans ce no man’s land, pas un oiseau ne chante, pas un enfant ne joue, rien. Parfaits échos muets à une existence merdeuse et poisseuse qui n'a d'égal que le papier peint qui se délite des murs pourris. En prospectant pour retrouver un client mauvais payeur, il fait la rencontre de la tante (Jeanne Herviale) qui lui propose de coucher avec sa nièce Mona (Marie Trintignant) en l’échange d‘une robe de chambre molletonnée.
Après avoir accepté, il refuse finalement de faire l'amour avec elle, comprenant qu’elle est mineure et que sa tante la prostitue. Ses pérégrinations l’entraînent à flouer l’employeur d’un sparring partner grec, Tikidès (Andreas Katsulas), arguant une dette à son endroit. Rentré chez lui fatigué de cette journée, impoli et goujat, il bouscule sa femme, Jeanne (Myriam Boyer), qui tombe dans la baignoire et en vient à prendre la décision de le quitter, non sans avoir saccagé tous ses fringues.
En parallèle, son patron, Staplin (Bernard Blier), à découvert que Poupart tapait allégrement dans la caisse et le donne aux flics sans vergogne. Poupart part donc pour une garde à vue de laquelle il ressort après que son patron lui apprenne avoir été dédommagé par sa femme. Franck comprend vite que celle qui a payé sa dette n’est pas sa femme, mais bien Mona qui le rejoint et lui demande de l’emmener avec lui.
Elle lui raconte dans le même temps que sa tante cache un magot de cent mille francs et lui insuffle l’idée de lui voler et de partir ensemble. Poupart accepte ce plan et complote contre Tikidès pour monter « le crime parfait » en faisant croire à une agression de la part du grec envers la vieille dame. Après plusieurs atermoiements, Poupart met à exécution son plan machiavélique qui fonctionne. Il repart chez lui avec l’argent et retrouve sa femme qui est revenue vivre chez eux.
Rapidement, celle-ci développe bien des soupçons à son endroit, et il finit par la tuer après lui avoir tout révélé et que celle-ci l’ai mis au courant de sa grossesse. Dans le dénouement final, Staplin débarque chez Poupart pour réclamer l’argent qui lui donne. Il retrouve Mona et la fait tournoyer dans la nuit susurrant une litanie folle avant le fondu final.
Pour la critique
Franck Poupart est un menteur. Franck Poupart est un raté. Franck Poupart parle trop vite. Franck Poupart est violent, goujat et imbus de sa personne. Franck Poupart est froid et manipulateur. Franck Poupart est une caricature de lui-même. Franck Poupart est l’exemple du parfait anti-héros. Et pourtant, aussi incroyable que cela puisse paraître, Franck Poupart est attachant.
Pour ce qui en reste de la performance d’acteur, il est souvent fait référence à ce film pour ce qu’il a contribué à fonder le « mythe Dewaere ». Colérique, excessif, gesticulant, exultant, s’automutilant. C'est tellement Dewaere qu’on ne sait plus très bien combien Poupart est Dewaere et combien Dewaere est Poupart. Fascinant, vraiment. D'autant plus qu'on pardonne tout à Dewaere dans ce film, même quelques accents parfois cabotins.
Une anecdote assez connue autour du film est que Corneau aurait envoyé le scénario à Dewaere et celui-ci l’aurait rappelé aussitôt après l’avoir lu, lui promettant de lui casser la gueule si le réalisateur confiait le rôle à quelqu’un d’autre. Cela montre bien combien Dewaere tenait à incarner Poupart et je ne suis pas convaincu que ce fût pour la gloire.
Dans ce film dans lequel on étouffe littéralement avec les personnages, dans des intérieurs sales, dérangés et défraîchis à l'instar de leurs existences sans but, le désir d’aventure moderne de Franck Poupart est la seule chose à laquelle on peut se raccrocher. Émaillé de répliques bafouillées mais toujours justes, le personnage absorbe malgré ses accotés insupportables. Mona, cette toute jeune fille, quasiment mutique, qui préfère se barrer que d’affronter Franck en parole, le pousse à trouver les réponses lui-même et sur ses aspirations à sortir de son quotidien. De ce point de vue, elle incarne une sorte de mentor muet, de qui Franck tombe amoureux au premier regard. Les contrepoints de son quotidien, incarnés par Staplin et Jeanne le renvoie quand à eux en permanence à son indécision, son incapacité à faire des choix.
C’est un film qui m’a choppé là ! Qui m’a tenu et qui m’a secoué tout du long. Les cris de Franck résonnaient longtemps dans ma tête tout comme les bruits de son crâne contre la tôle de sa voiture. J’ai adoré l’absence de musique permanente mais seulement soutenue par les chansons des yéyés sur des vieux transistors à piles, le genre de détail qui finit de vous plonger encore un peu plus dans le réalisme pour s’arrêter -osons-le- à la frontière du documentaire-fiction.
Ceci est totalement soutenu par ces moments où Poupart se parle à lui-même, se défiant dans la glace, en quête perpétuelle de réponses. Débordé par lui-même et l'enchaînement de ses actions, provoquées par le fait de parler d’abord et en réfléchir ensuite, il est dépassé par ses envies de faire valdinguer son train-train.
Je reste convaincu que Poupart n’a jamais voulu de l’argent, il n’a toujours voulu que Mona. J’en veux pour preuve le fait que celui-ci prétend devoir retourner chercher le « pèze » à la maison alors que dans le même plan on voit son immense valise derrière lui, dans laquelle se trouve justement l’argent. Une fois débarrassé de ce bien mal acquis et sa femme morte, il peut finir de faire tournoyer Mona dans la nuit dans sa litanie folle. C'est ce dénuement de logique qui renforce le personnage de Franck, que certains dirons fou et que d'autres dirons désabusé ou dépassé.
Au pinacle du cinéma de ces années-là en France, Série Noire, est pour moi, non seulement un classique du film noir -rendant au passage le plus pur hommage au roman d’origine- mais également un classique du film d’anti-héros, à l’instar d’un "Taxi Driver".
Bonnes toiles !