Seul contre tous
7.2
Seul contre tous

Film de Gaspar Noé (1999)

Un homme sortait de prison. Les murs gris, suintant d'humidité et de désespoir, lui laissaient enfin le champ libre, mais dehors, le ciel n'était pas moins lourd, moins étouffant. Georges, c'était son nom, marchait d'un pas traînant, ses vieilles chaussures râpant l'asphalte sale des rues. Ex-boucher chevalin, l'odeur du sang avait quitté sa peau, mais pas son esprit. Il ne restait de lui qu'un homme fatigué, un amas de colère contenue, un volcan éteint qui fumait encore de temps en temps, menaçant d'exploser.

Il avait tout perdu, Georges. Sa fille, il l'avait abandonnée bien avant les barreaux, bien avant d'être broyé par la machine judiciaire. Mais c'était plus facile de dire qu'il n'avait jamais vraiment été père, que de se souvenir de son regard lorsqu'il s'était retourné pour la dernière fois avant de tourner les talons. Une fillette de cinq ans, perdue dans un monde trop grand, le regard fixant ce dos qui s'éloignait sans un mot. Aujourd'hui, elle devait avoir quoi? Quinze ans? Peut-être. Il n'était plus sûr de rien. Elle était un fantôme, une ombre parmi d'autres dans sa mémoire fissurée.


Le jour de sa libération, il avait erré dans les rues, sans but, se laissant porter par la foule des visages anonymes qui l’entouraient. Les poches vides, la gorge sèche, il avait fini par atterrir dans ce vieux bar qu'il fréquentait autrefois. Un trou à rats, puant la bière éventée et le tabac froid, mais c'était le seul endroit où il se souvenait encore de quelques visages.

Là, il y avait la patronne. Une femme à l'âge indéfini, la cinquantaine peut-être, mais avec une vigueur qui tranchait avec la décrépitude des lieux. Elle avait des yeux durs, perçants, et un sourire carnassier qu’elle réservait aux bons clients, ceux qui avaient encore de quoi payer la prochaine tournée. Georges pensait pouvoir la manipuler, se glisser dans sa vie comme un serpent dans l'herbe, profitant de sa solitude pour y semer sa propre désolation. Il s'était dit que peut-être, en s’accrochant à elle, il pourrait refaire surface, trouver une bouée dans cette mer de désespoir.

Il avait tenté de la séduire, maladroitement, avec des compliments rongés par la rouille du temps passé. Il lui parlait de tout et de rien, se vendait comme un homme à la recherche d'une seconde chance, laissait entendre qu'il pourrait être celui qu'elle cherchait, celui qui pourrait combler le vide entre les murs écaillés de ce bar de misère. Mais elle, elle le voyait venir de loin, avec son sourire en coin, ses yeux plissés par le mépris. Elle avait connu trop de types comme lui, des hommes cassés qui voulaient s'accrocher à elle comme à une bouée, mais elle, elle n'était pas née d'hier.

Un soir, après avoir vidé quelques verres, Georges avait tenté un dernier coup, une dernière approche. Il avait pris sa main, ses doigts rêches agrippant la peau froide de la patronne, essayant d'y trouver une chaleur qui n'existait plus. Mais elle avait retiré sa main d'un geste sec, le regardant avec une froideur qui le fit frissonner. « Tu crois quoi, Georges? Que j'ai besoin de toi? » Le rire qui avait suivi était pire que n'importe quelle insulte. C'était un rire qui l'avait creusé de l'intérieur, qui avait vidé le peu qu'il restait de lui.

Elle ne voulait pas de lui, elle le méprisait comme tous les autres, comme ceux qui, jadis, l'avaient vu tomber sans lui tendre la main.


Il se vengea lâchement, de plusieurs coups de poings dans ce qu'elle avait de plus chère: sa progéniture. C'était terminé, le fœtus n'étais plus, tout comme lui.

Il n’était rien, moins que rien. La vérité lui était revenue comme une claque en plein visage. Il n’avait rien à offrir, rien à prendre. Juste un homme brisé, à qui la vie n’avait laissé qu’un revolver et trois cartouches, dernier vestige d’une époque où il croyait encore au sens de l’honneur.

Le soir tombait, et avec lui, les ombres grandissaient dans l’esprit de Georges. Assis sur un banc, le revolver lourd dans sa poche, il imaginait les scènes qui pourraient se jouer. D'abord, la vengeance. Entrer dans le bar, pointer le canon sur les rires gras, les couper net, puis un coup pour elle, cette patronne de malheur. La voir s'effondrer, enfin silencieuse, libéré de son mépris. Mais l’idée ne le satisfaisait pas. Trop de bruit, trop de complications.

Alors il pensa à sa fille, cette silhouette floue, à peine une idée plus qu'un souvenir. Il la retrouvait, la prenait dans ses bras pour la première et dernière fois. Un coup, un cri, puis le silence, enfin. Et après, le revolver tourné vers sa propre tempe. Ce serait propre, net. Plus de souffrance. La fin.

Mais il savait qu’il ne pouvait pas. Pas qu’il ne voulait pas, mais qu’il ne pouvait pas. Les mains tremblantes, il sentait le poids de l’acier contre sa cuisse, le métal froid comme la nuit qui tombait sur la ville. Il n’était pas un homme d’action, mais un lâche, un homme qui se contentait de rêver de violence sans jamais la commettre.

Il se leva finalement, chassant les idées noires comme on repousse la fumée d'une cigarette. Il marcha, encore et encore, jusqu'à ce que les lumières de la ville s'estompent et que le bruit des voitures ne soit plus qu’un bourdonnement lointain. Le revolver restait là, dormant dans sa poche, attendant un geste qu’il ne ferait jamais.

Au bout du chemin, il n’y avait que la nuit. Une nuit sans fin, comme sa vie. Et dans cette obscurité, il savait qu’il finirait par disparaître, simplement, sans que personne ne s'en aperçoive, comme l’ombre d’un homme qui n’a jamais vraiment existé.

Terminadormir
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le 18 août 2024

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