Vivant, insolent, onirique
Dans la préface de " La vie devant soi ", il est écrit : " Ils ont dit " Tu es devenu fou à cause de celui que tu aimes. " J’ai dit " La saveur de la vie n’est que pour les fous. ""
Cela semble avoir été écrit pour Maureen et Eddie. Ces deux là sont complètement fous. Fous l’un de l’autre, et fous de la vie. Ils ont bien compris qu’il n’y a aucune récompense à la clé lorsque l’on décide de ne pas réellement exister. Alors ils boivent, ils fument, ils s’aiment, entourés de barges tendres qui n'ont que leur folie pour raison d'être et leur tendresse pour salut. Ils minent la réalité insidieusement, la retournent comme un gant pour faire triompher, en définitive, la déraison et l'irréalisme. La première partie du film est de la poésie pure. Voir des êtres aussi imprégnés de vie donne presque envie de pleurer. Maureen et Eddie vivent comme Baudelaire l’a écrit : « Il faut être toujours ivre. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du temps qui brise vos épaules, il faut s'enivrer sans trêve. De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous ! » Ils ont choisi le vin, la poésie et l’amour.
Mais cette poésie s’interrompt soudain. Eddie, dans sa folie, devient incontrôlable, voire gênant. En proie à ses passions, il tue quelqu’un. Il est alors interné. Maureen lui dit " trois mois. Il reste trois mois dans cet asile et ils se retrouvent ". Maureen se trompe. Eddie est finalement relâché 10 ans plus tard, sans avoir reçu la moindre nouvelle de Maureen pendant tout ce temps. Beaucoup de choses ont changé en 10 ans. Maureen s’est « rangée ». Elle a un mari, Joey, (John Travolta, très bien) et trois petites filles. Eddie, lui, sait qu’il n’aurait pas dû tirer sur cet homme qui était là pour l’empêcher de faire une connerie. Tous les deux ont changé de couleurs de cheveux. Elle était blonde, elle est brune. Il était brun, il est blond. Mais c'est tout. L’amour n’a pas changé. Pas d’un millimètre, et pas une seule seconde.
Le nouveau mari de Maureen est un type formidable. Il aime Maureen et ne peut pas accepter de la perdre. Il invite alors gentiment Eddie à déjeuner dans la maison familiale. Il peut même amener un ami, lui dit-il. Eddie accepte, mais il prévient Joey que s'il vient, il repartira avec Maureen.
Alors que la première partie du film est faite d’obscurité, d’ombres et de pluie, la seconde est faite de couleurs, de soleil et de ciel bleu. On est au beau milieu des normes sociales, scrupuleusement respectées. Mais la folie demeure. Jamais Eddie ne prendra quoique ce soit au sérieux. La situation est terrible, mais Cassavetes la filme pleine de drôlerie et d’absurdité. Par exemple, quand une petite fille demande une bière, on la lui donne…
Dans le monde de Maureen et Eddie, on traite les enfants comme des adultes, parce que les adultes, eux, ne sont que des enfants incapables de grandir. Maureen sait qu'en dépit de l'amour qu'elle éprouve pour Joey et pour ses trois enfants, sa passion pour Eddie sera la plus forte. Plus forte que l'amour conjugal et plus forte que l'amour maternel. Et c'est ce défi tranquille et gai aux bonnes mœurs qui donne au film son incongruité, son insolence.