Regarder la série des Godzilla, c’est admirer un étrange Sisyphe en forme de baudruche épineuse, sortant des eaux pour écraser une Tokyo de toc, affronter d’improbables monstres boudinés, éradiquer des armées de tanks puis retourner à l’océan, nager, nager jusqu’à une côte, et retrouver l’éternelle même ville, reconstruite à l’identique, dressée, éclatante, provocatrice, et l’écraser, encore, incessamment… Pour que Shin Godzilla puisse s’extraire d’une interminable saga sans grande qualité, et devenir la meilleure représentation du gorille-baleine depuis 1954, voire l’un des meilleurs films de monstre du 21ème siècle, il fallait redoubler d’inspiration, d’inventivité et offrir au mythe de nouvelles visions pénétrantes. C’est chose faite.
Je n’sais pas si vous avez déjà posé vos yeux sur une montagne à l’horizon, aux reliefs vaguement dilués dans le lointain, et si vous vous êtes laissés allés à l’imaginer prendre vie, et doucement se mouvoir, frémir, ramper, tenter de se dresser par soubresauts… J’ai souvent fait ça et ce film a à peu près matérialisé quelques-unes de mes rêveries égarées. Le jeu sur les échelles est phénoménal, disons le franchement. L’animal gigantesque est filmé de jour comme de nuit, dans la brume comme sous la pluie, glissant sous les ruines comme émergeant de nuages de suie, Anno enchaîne plans frénétiques et fulgurances extatiques. Son monstre avance avec une lenteur glaçante, boursouflé, volcanique, l’épiderme de charbon, le corps ingrat modelé sur une poupée gigogne, des yeux d’ours en peluche perdus dans leurs orbites, ce géant n’est pas pataud, il est inexorable. Il pointe à l’horizon et plane sur la ville comme l’ombre d’une peste affamée. Anno l’a particulièrement soigné, il lui a torturé les os, lui a arraché la peau par lambeaux, a recroquevillé ses doigts comme des serres décharnées, le sculptant minutieusement dans une pierre de peur et de douleur. Gigantesque plaie à vif, traînant sa carcasse sur les ruines fumantes d’une civilisation, répandant dans son sillage une gangrène en tout espoir.
Je suis immédiatement tombé amoureux de ce film, de ses images, de sa proposition. De son bavardage, de ses bureaucrates en costume paumés dans la tourmente, de ces crises de nerfs, de ces éclats de joie dans la terreur, de la débandade des corps dans la poussière. J’ai adulé ces acteurs presque tous superbes d’implication, de regards forts, d’échanges prenants. Des acteurs choisis sur d’autres critères qu’un physique modèle, offrant de vraies présences dans un genre qui, ailleurs, s’en passe bien trop souvent. J’ai vénéré cette absence de héros, de personnage principal, ce groupe paniqué tentant de se lever face au colosse sismique, tentant de se structurer face à cette béance chaotique.
D’amour, j’ai aussi été transi devant cette créature sortant des eaux, grattant le sol tremblant de ses membres atrophiés, avançant par saccades inlassables, emportant une ville entière dans un souffle désordonné et implacable. J’ai adoré. Cette première forme, cette bête au visage poupin, aux yeux de nounours, tremblotante comme un tsunami de gelée, je n’avais plus vu d’horreur aussi magnifiquement effroyable depuis si longtemps. Presque autant, j'ai aimé voir ce dragon rugueux écouler sa fournaise sur un Japon enténébré, ce démon écorché tracer son sillage pétrifié.
Anno nous offre un cauchemar, le tableau d’un délire fiévreux où le jouet dodu devient sceau de l’apocalypse, où la peluche se fend d’un cratère pour vomir sa fusion. C’est le couple de champignons nacrés sur un linceul de fusain, c’est l’usine percée déversant sa bile viciée. Sur une mélodie tétanisante aux airs de requiem, Shin Godzilla revient aux sources plus qu’aucun autre et enfonce sa gigantesque empreinte dans les pas d’Ishiro Honda. Un film qui prend ses sujets au sérieux, qu’ils soient historiques, écologiques ou cinématographiques et qui les transpose dans une oeuvre puissante, unique dans le paysage actuel, et j’espère déjà culte. Il faut vraiment saluer ça.